Au moment où la roue de l’histoire poursuit inexorablement sa trajectoire faisant tomber les illusions des uns et faisant voir les manœuvres des autres, il est bon pour l’esprit de chercher à comprendre les mécanismes de la tragédie. Il s’agit d’une tragédie, car le peuple arabe continue de vivre les coups d’État et les instabilités du fait de l’immaturité de sa classe politique et de sa fâcheuse culture démocratique qui appelle l’armée à résoudre les problèmes de la société.
Quelques hommes ont vu la tragédie venir de très loin. Parmi ces hommes Mohamed Habib.
Mohamed Habib considéré comme l’un des militants les plus remarquables, en termes de pensée et de poste occupé dans la hiérarchie des Frères Musulmans auprès de qui il avait passé 43 ans de son existence, avait démissionné de la confrérie en pleine « révolution » égyptienne alors que Moubarak venait de tomber. Il fait partie des grandes figures musulmanes qui ont apporté la contradiction politique aux Frères Musulmans sur le champ public. On se rappelle aussi le candidat aux présidentielles Abdel Moun’im Abou Fatouh qui s’est présenté en candidat libre contre Morsi le candidat de la confrérie. Mohamed Habib, avec d’autres dissidents, avaient créé le parti de la Nahda qui se voulait « Wassata » entre les islamistes et les libéraux pour empêcher que l’Égypte ne sorte du parti unique pour tomber dans celui de la bipolarité idéologique : islamistes et anti-islamistes.
Mohamed Habib s’est démarqué des pratiques de la confrérie qu’il a considérées contraires à l’esprit de son fondateur Hassan Al Banna. Auteur du livre « Les Frères et la vérité amère » , paru il y a quelques semaines, il a publié plusieurs articles depuis la révolution qui a porté les Frères Musulmans au pouvoir. Il n’a pas manqué d’y condamner la démarche « révolutionnaire » des Frères Musulmans considérant qu’elle était contraire à la philosophie pacifique et sociale du mouvement et qu’elle annonçait une dérive loin des principes affichés et des discours. Pour lui la révolution n’était ni dans la culture, ni dans l’objectif, ni dans l’espoir des Frères Musulmans. Elle peut se produire pour des raisons objectives et subjectives dont le despotisme qui outrepasse toutes les limites. La culture islamique est d’agir avec la réalité objective et d’analyser la révolution puis d’en tirer toutes les conséquences. Comploter pour prendre le pouvoir ou planifier pour pousser le peuple à s’insurger n’est pas une culture islamique. La réforme est globale et longue, elle est donc en contradiction avec l’empressement et les imprévus du fait révolutionnaire. Le fait révolutionnaire peut se produire lorsqu’il n’y a pas de réforme et que la situation devient explosive sans issue. À long terme la révolution n’apporte pas de solutions objectives, elle reste une réponse ponctuelle sur laquelle il ne faut pas compter. L’erreur stratégique des Frères Musulmans semble se focaliser sur leur positionnement par rapport aux révolutions arabes.
Il s’est démarqué plusieurs fois de la position des « sunnites » qui veulent partir en guerre contre les chiites et il a refusé de prendre position contre le Hezbollah et l’Iran comme il avait refusé de magnifier le Qatar et la Turquie. Sa position sur l’axe de la résistance ne semble souffrir d’aucune ambiguïté.
Il explique la logique historique qui a présidé à la conduite partisane des Frères musulmans face à la répression qui se trouvent donc contraints de passer à la clandestinité, laquelle les amène inévitablement à se développer comme une organisation secrète. Celle-ci finit par devenir otage de son bureau politique échappant au contrôle et au ressourcement. La répression isole l’élite des cadres du terrain et à la longue les uns et les autres se trouvent coupés de la réalité pensée, du retour d’expérience sur les activités et du rajeunissement des cadres. Avec le temps non seulement le gouvernant et l’opposant se trouvent sans canaux de communication et de dialogue, mais tous se trouvent privés de compétence et de l’aptitude à renouveler la pensée féconde et novatrice. Dans ces conditions, rêver du pouvoir, s’y préparer ou l’exercer comme il se doit relève de l’impossible à imaginer.
Il ne s’agit pas du déballage infantile et auxiliaire des repentis du FIS, mais d’une pensée structurée qui exprime sa déception avec pertinence et opportunité (dans le feu de l’action). Mohamed Habib n’est pas un parvenu : c’est un intellectuel et un cadre de haut niveau qui a participé à l’organisation des Frères Musulmans et à l’émergence de la pensée résistante contre le despotisme. Comme la majorité de ses compagnons de route, il a affronté au péril de sa vie et de sa liberté le despotisme du régime égyptien. On peut résumer ses reproches et ses inquiétudes que le temps a confirmées comme suit :
1 – Il considère qu’objectivement le mouvement des Frères Musulmans avait épuisé son stock historique, politique et social et qu’il lui fallait changer sur le plan idéologique et méthodologique pour faire face aux changements objectifs de la rue algérienne et aux nouveaux défis de la révolution égyptienne qui ne peuvent se contenter de l’approche « classique ».
2 – Il considère que l’hégémonie, l’exclusion et l’exclusive au sein du parti ou entre les partis dans l’Égypte née de la Révolution ne sont plus d’actualité. La pensée unique et l’héritage ancien doivent faire place à une pensée moderne, à la consultation élargie et à la fin de la culture du secret et de la clandestinité imposés par l’histoire. La feuille de route, le règlement intérieur et la peur de l’autre que les Frères Musulmans avaient hérité du régime policier sont devenus caducs. Les Frères Musulmans ne pouvaient et ne devaient prétendre gouverner l’Égypte sans se réformer préalablement et rénover leur pensée, leur mode d’organisation et de prise de décision. L’avenir de l’Égypte et l’exercice politique dans les nouvelles conditions et les nouvelles possibilités ne pouvaient se confiner dans la structure du Bureau du guide et ses appareils.
3 – Il a dénoncé le mauvais choix des hommes comme étant des choix partisans ou sentimentaux qui auront fatalement des répercussions négatives sur la vie sociale, politique et économique sur l’Égypte qui attend la mobilisation de compétences avérées pour résoudre des problèmes complexes exigeant la coopération du plus grand nombre de forces politiques.
Les choix des hommes ne sont pas judicieux et n’obéissent pas à la logique politique du moment. Il dit sans détour que l’Égypte est dans la nécessité de choisir des hommes imaginatifs, innovateurs, penseurs pour répondre aux ambitions du peuple égyptien que la révolution a réveillé. Tout conformisme aux appareils de la confrérie aux dépens des attendus du peuple sera préjudiciable aux Frères Musulmans. L’Égypte a de grands problèmes qui exigent une grande pensée au service de l’intérêt général, loin de l’esprit partisan.
4 – Il considère que la faute catastrophique était la gestion de la réforme constitutionnelle et qu’il était impensable que la Constitution nouvelle puisse être aux mains du pouvoir politique, car elle perd de son caractère de référence et devient démarche partisane. Il aurait fallu dissocier l’assemblée constituante de l’Assemblée législative et confier cette tâche à des experts autonomes sans attache avec l’exercice du pouvoir. Une constitution, même si elle est « parfaite » reste illégitime et contestable lorsqu’elle est l’apanage d’un parti ou d’une coalition au pouvoir. Cette manière de procéder fragilise l’État et ouvre la porte à toutes les dérives. La Constitution par son caractère durable devrait être acceptée par les minorités et par l’opposition. Elle ne doit donc pas être l’œuvre du pouvoir en place, même si ce pouvoir est légitime sur le plan démocratique.
5 – Les Frères Musulmans sont entrés dans la confusion totale perdant le cap et l’objectif de leur existence en l’occurrence la réforme et le progrès. La course au pouvoir a occulté les devoirs. L’absence de vision stratégique dans le cadre des changements survenus qui ont surpris le mouvement qui ne s’est pas préparé au changement ne lui permet ni à lui ni à ses cadres de gouverner autrement que par l’improvisation et la confusion.
6 – L’hégémonie des Frères Musulmans sur les institutions porte un préjudice au principe de l’équilibre et de la séparation des pouvoirs. Il y aura sans doute des répercussions. Le drame dans cette situation c’est que les militants, les sympathisants et les cadres dont la confiance aveugle à leur direction qui se trouve ainsi privée de sens critique venant s’ajouter à l’héritage lourd d’une pensée immobile et dépassée. Lorsque la vigilance, la lucidité et le devoir de bon conseil font défaut, l’esprit de sens, l’esprit d’efficacité et l’esprit de justesse viennent à manquer. Morsi ne semble pas voir que sous sa présidence il y a déjà 60 morts et qu’il lui faut mettre fin à ce schéma qui va conduire à la tragédie dont il sera tenu pour responsable. Le recours aux justifications n’annonce pas de bons auspices.
7 – La pire des confusions c’est de ne pas voir que dans la réalité les institutions et les pouvoirs aux mains des Frères Musulmans sont des coquilles vides. Le pouvoir réel est toujours exercé par l’armée et les Frères Musulmans portent la responsabilité politique et historique de ne pas s’attaquer à la nature et aux mécanismes du pouvoir réel et de se contenter de manœuvres politiciennes sans portée sur les réformes et la liberté. Le calcul politicien, empressé et conjoncturel des Frères Musulmans avec les militaires leur serait fatal.
Pour lui le peuple égyptien qui a surpris le pouvoir de Moubarak est capable de surprendre le nouveau pouvoir à tout moment. Il est capable de renverser en quelques jours les équations que les élites ont mis des années à construire ou à réaliser les objectifs que les partis ont cherchés en vain d’accomplir. L’étape exige une écoute du peuple et la prise de mesures concrètes pour le faire participer dans la gestion de la cité. L’effusion de sang qui a accompagné l’accord des Frères Musulmans avec l’armée sur la désignation de Omar Suleyman pose toujours la question de la responsabilité à chercher sur les auteurs des crimes et pose toujours la question d’une feuille de route pour celui qui ne veut pas être pris de court par les manœuvres de l’armée.
8 – La priorité est dans la fédération du peuple et la destruction des barrières sociales, politiques et autres qui se font contre l’unité nationale et contre la prospérité du peuple égyptien. Il explique qu’il a essayé de fédérer des personnalités égyptiennes sans grand succès et que le choix pour Morsi n’a pas été judicieux puisque ce dernier n’a pas respecté tous ses engagements ni donné suite aux promesses que le peuple attendait de lui. Il exprime sans faux fuyant ni esprit de revanche sa déception et montre son inquiétude pour l’avenir politique et social des Frères Musulmans qui vont payer les conséquences de leur échec annoncé par leur démarche propre et programmé par les forces tapies dans l’ombre. Morsi a fait un mauvais choix en optant pour un gouvernement limité dans ses moyens et petit dans son ambition. Le gouvernement choisi par Morsi lui portera préjudice et laissera un héritage lourd à gérer. L’improvisation, l’irresponsabilité et le manque d’imagination sont catastrophiques pour la suite des événements qui n’annoncent pas des jours meilleurs.
9 – La situation héritée du régime Moubarak dépasse l’entendement. Les grands chantiers sur la sécurité du citoyen et le développement économique sont donc des priorités. Les Frères musulmans ont une littérature et une compétence de propositions et de solutions s’ils empruntent la voie de la fédération des forces. Le tourisme et l’investissement étranger qui sont un pilier de l’économie égyptienne exigent la sécurité et la confiance que doivent renforcer des politiques diligentes en matière de santé publique et de logement. Les mesures techniques ne suffisent pas à terme si elles ne reposent pas et si elles n’impulsent pas la réforme de l’éducation nationale et de la recherche scientifique.
10 – Sur le plan doctrinal et intellectuel il s’est donné comme objectif, à la lumière de la révolution égyptienne et de son expérience auprès des Frères Musulmans, de se consacrer à l’émergence d’une pensée moderne qui réforme le Fiqh, les concepts et les représentations de la Sunna, de la Jama’â. Il considère que les Sunnites des temps modernes s’ils se comparent avec objectivité aux Chiites en matière de pensée politique, économique et sociale, ils vont se trouver très en retard. Il considère de son devoir d’écrire et de publier son expérience auprès des Frères musulmans et tout particulièrement leurs rapports à la Palestine, à la vie politique parlementaire, à la violence.
Khatib parle comme un visionnaire qui ne cache pas ses attaches avec la confrérie qu’il espère rejoindre de nouveau pour servir l’Islam et l’Égypte avec une pensée rénovée et rénovatrice. Il a du mal à comprendre que ceux qui ont été privés, hier, de liberté, de revenus, de droits, puissent, aujourd’hui se retrouver otages d’une politique insensée et d’une confusion aveugle qui menace leur existence et entache leur passé. Surmontant ses émotions et son chagrin il parvient à trouver la faille en ciblant la direction des Frères Musulmans inaptes à gouverner par sa composition actuelle ainsi que par son manquement à la règle coranique :
{Le mal et le bien ne sont pas pareils, repousse le mal par le bien}
C’est cette compétence imaginative et lucide qui a fait défaut à un mouvement frappé d’immobilisme du fait qu’il a perdu la culture islamique de l’esprit critique. C’est la confusion entre le parti et l’État qui a paralysé Morsi le rendant otage des contradictions et des confusions d’une direction hors du temps et de l’espace.
Il y a moins de dix jours que Khatib a fait un appel solennel à Morsi et aux Frères Musulmans leur demandant de s’ouvrir aux forces politiques et sociales égyptiennes et de ne rester dans le confinement partisan. Mais, le visionnaire, l’esprit probe, ne peut être entendu lorsque la majorité beugle.
Ce sont les résumés de ses interventions à la presse égyptienne. J’ai tenté de traduire une pensée et non des extraits de livre ou d’interviews. Si j’ai manqué d’objectivité ou de véracité dans mon effort de résumer et de traduire que monsieur Khatib m’en excuse.
J’avais espéré, jusqu’à la dernière minute, ne pas voir les Frères Musulmans et Morsi s’entêter dans des considérations de légalité constitutionnelle et de respect des urnes pour tirer rapidement les conclusions qui s’imposent en pareille et prendre l’initiative historique et politique de démissionner et d’appeler à la paix civile pour ne pas laisser l’armée dans une manœuvre politique qui peut mener à une guerre civile.
Omar MAZRI