– Allo…Allo…Paris ?
– Oui, qui est à l’appareil s’il vous plait ?
– C’est bien le palais de l’Elysée?
– Mais enfin, qui est à l’appareil?
– Comment ça qui est à l’appareil, c’est plutôt à moi de vous poser la question. Vous ne voyez pas sur le cadran du téléphone de souveraineté que j’appelle de l’ambassade de France à Alger ?
– Je sais bien, mais je voulais m’assurer de l’identité de l’interlocuteur ?
– Ah, parce que vous croyez que « Men Haba oua Deba » (1) comme le disent si bien les Algériens, peut utiliser la ligne de souveraineté pour appeler directement le président de la République française ? Ici l’ambassadeur de France à Alger !
– Pardon Mr l’ambassadeur, ici le colonel aide de camp du chef de l’Etat.
– Mais où est le président, je dois lui parler en extrême urgence.
– Il préside en ce moment le conseil des ministres.
– Je croyais que le conseil des ministres ne se réunissait que le mercredi, et nous sommes dimanche, jour de repos en France, et premier jour de la semaine en Algérie…
– En fait, il s’agit d’un conseil des ministres restreint, une cellule de crise pour examiner une situation d’urgence…
– Rien de fâcheux j’espère…
– Encore un enlèvement de citoyens français, cette fois-ci à Bangui…
– Espérons qu’ils seront relâchés sans dégâts, mais je dois immédiatement parler au président, allez l’informer, je reste en ligne.
– Bien Mr l’ambassadeur, je suppose que vous avez des raisons impérieuses pour vouloir déranger le président en pleine réunion de crise.
– Et comment, allez le « déranger », j’attends.
– Hollande à l’appareil.
– Mes respects Mr le président…
– Alors Mr l’ambassadeur, que se passe-t-il, j’aime bien les contacts directs, mais vous auriez dû respecter quand même la voie hiérarchique et appeler d’abord votre ministre, non ?
– Oui, Mr le président, j’avais d’abord appelé le Quai d’Orsay, il m’a été répondu que le ministre avait quitté en urgence son bureau, et personne ne savait où il avait bien pu aller. Il avait même fermé son portable, ainsi que son biper.
– Et pour cause, il est là. Qu’y a-t-il de si urgent, cela ne pouvait pas attendre le retour du ministre à son bureau ?
– Mr le président, je voulais vous rendre compte de troubles graves à Alger.
– De quelle nature, les troubles ce n’est pas nouveau dans ce pays.
– Des manifestations populaires, Mr le président !
– Ha ha ha, des manifestations à Alger ! Mais mon cher ami, ce pays vit au rythme des manifestations depuis celles qui avaient eu lieu en décembre 1960, et qui avaient abouti à l’indépendance de l’Algérie. Ce n’est pas nouveau : 1963 déjà à Constantine pour protester contre le chômage, 1965 à Annaba contre le coup d’état militaire, 1980 en Kabylie pour des revendications identitaires, 1986 à Constantine pour je ne sais quoi, 1988 à Alger « un chahut de gamins » comme a dit l’autre, 2001 encore en Kabylie, et tous les jours on barre les routes et on brûle des pneus dans ce pays. Où est la nouveauté ?
– Si Mr le président, cette fois-ci les manifestations ont explosé dans tout le pays, y compris dans les petites villes m’a-t-on rapporté, c’est le bordel quoi…
– Pardon !
– Mes excuses Mr le président, c’est sur le coup de l’émotion que j’appelle en urgence. Ce qui est nouveau, c’est la généralisation de ces manifestations qui ont embrasé tout le pays. Et aussi, pour la première fois, il ne s’agit plus des jeunes seulement, toute la population est dans les rues, hommes, femmes, jeunes, vieux, ouvriers, fellahs, commerçants, chômeurs, étudiants, intellectuels, personne n’est resté chez lui, tout un chacun participe à ce qui peut être considéré comme un soulèvement généralisé, une deuxième révolution quoi.
– Merde alors ! Heu, pardon. Comment régissent les autorités, l’armée, la police…
– C’est la panique Mr le président, la police s’est jointe aux manifestations, l’armée a refusé de tirer sur la foule comme en 1988 à Alger. Tous les soldats ainsi que leurs officiers partagent le ras le bol de la population, et s’ils n’ont pas rejoint les manifestants, ils sont restés dans leurs casernes, accueillant même les manifestants blessés ou évanouis lors des mouvements de foule.
– He bein dis donc ! Cette fois-ci c’est sérieux. Et le président Bouteflika, que fait-il ? Et le gouvernement, où est-il ?
– Le président est toujours accroché à son fauteuil roulant m’a-t-on assuré, essayant de faire face à la situation dans ses moments de lucidité. Mais il semble bien seul. Pour les autres responsables c’est la panique générale. C’est le sauve qui peut, et chacun pour soi. Tous se dirigent vers Boufarik…
– Pourquoi, à Boufarik ce serait plus calme ?
– Pas du tout Mr le président, mais ils ont pris d’assaut la base aérienne de Boufarik, chacun espère trouver des places dans un avion militaire pour embarquer avec sa famille et quitter le pays, du moins pour ceux qui n’ont pas abandonné leurs familles à leur sort. Tout ce que l’Algérie compte comme responsables, « la famille révolutionnaire et ses rejetons », et « tutti quanti », se bousculent à la base de Boufarik.
– Vers quelle destination ?
– Selon les informations parvenues, la destination principale semble être la France, Marseille, Paris, Lyon…
– Et puis quoi encore, après les harragas (2) en barque, nous devrions nous attendre à recevoir des harragas en avion ? Des boat-people de luxe quoi ?
– En quelque sorte, oui. Mais, il n’est même pas certain que le moindre avion puisse décoller.
– Pourquoi ?
– Les pilotes, et le personnel de la base refusent de laisser embarquer tout ce beau monde en costume-cravate, quoique les cravates se sont largement dénouées, on n’en est plus à parader au Club des Pins…
– Passons sur les détails, voulez-vous. Pourquoi refusent-ils de les prendre en charge ?
– Tout le personnel militaire de la base, pilotes et mécaniciens, en majorité des jeunes, est solidaire du peuple qui manifeste dans les rues. Ils refusent d’obéir à leurs officiers plus âgés. Mais, ils ont assuré à leurs chefs qu’ils ne laisseront personne prendre d’assaut la base. Solidaires oui, mais ils sont contre tout lynchage pour quelque motif que ce soit.
– Et pour vous à l’ambassade, comment se présente la situation ? Et les étrangers, sont-t-ils visés par les manifestants ?
– Pas de problèmes pour l’instant. Les manifestants passant devant l’ambassade à Hydra, et notre résidence à El Biar, ont assuré au personnel de sécurité qu’ils n’avaient rien à craindre. Aucune ambassade étrangère ne sera touchée.
– Mais alors ces manifestant ciblent quoi ?
– Ils visent surtout les édifices publics, et les sièges des partis politiques sans distinction : ceux qui soutiennent le pouvoir tels le FLN, le RND, et quelques parti(cules), mais aussi les opposants au régime, comme le FFS, El Adala, le RCD, le FNA, le PT, etc… Les locaux des organisations de masse, en premier lieu le siège de l’UGTA, sont aussi attaqués. Tout est mis à sac. Les administrations sont entièrement saccagées par leurs propres fonctionnaires.
– Mais c’est la guerre civile ?
– Pas vraiment, pas de heurts entre les différents groupes de manifestants, quelques engueulades parfois lorsque des jeunes veulent brûler les archives, les adultes se rendant bien compte que cela leur porterait préjudice plus tard si l’on détruisait les registres d’état civil, les actes administratifs et juridiques de toutes natures…
– Enfin, dans tout ce bordel…pardon, dans toute cette pagaille, certains gardent quand même la tête froide.
– Heureusement…Je voulais vous dire aussi que toutes les mosquées ont ouvert leurs portes, ce qui est inhabituel le matin. Les Imams, passant outre aux injonctions de leur ministre du culte, se sont organisés eux aussi pour recevoir les manifestants blessés ou ayant perdu connaissance. Ils distribuent même des citrons et de l’eau fraîche, cela nous rappelle justement les fameuses manifestations de décembre 1960…
– Sauf que l’Algérie est indépendante aujourd’hui. Mais dites-moi, les Islamistes ont dû sauter sur l’occasion pour récupérer ces manifestations, ils ont certainement commencé par prendre les choses en main au niveau des mosquées pour …
– Non, non, Mr le président. Ils s’étaient bien présentés dans les mosquées pour prendre les choses en main comme vous dites. Mais ils en ont été aussitôt chassés par les Imams et les volontaires qui les assistaient. Je vous le confirme Mr le président, la population rejette catégoriquement toute forme d’organisation antérieure, qu’elle émane du pouvoir, ou quelle se réclame de l’opposition. C’est le bor…, c’est la révolution quoi!
– Bon, je pense quand même que nous devrions dans l’immédiat prendre des dispositions pour assurer la sécurité de notre personnel, au sein de l’ambassade, dans les consulats, et les centres culturels français. Il faudra aussi penser déjà à regrouper les citoyens français, et les autres étrangers aussi, en vue d’une évacuation en urgence, quitte à revenir une fois l’ordre rétabli.
– Bien Mr le président.
– Je vais tout de suite alerter mes collègues européens pour une action d’évacuation en urgence, par air et par mer. Je vais coordonner tout ça avec le conseil restreint que j’avais convoqué pour l’affaire de Bangui. Je vais alerter aussi l’ONU. Des emmerdements chaque jour avec ces pays instables. N’étaient-ils pas mieux avant ?
– ????
– C’est vrai, les Afghans vivaient mieux avec les Russes, et les Algériens avec nous. C’est vrai aussi que le colonialisme était abject, il fallait le réformer, mais pas l’abolir. Alors la repentance, tu parles.
– Sauf votre respect Mr le président, les Afghans n’étaient pas du tout heureux avec les Russes, ils les avaient combattus à mort avec le soutien des puissances occidentales, je me permets de vous le rappeler. Les autres peuples des pays de l’Est non plus n’étaient pas heureux sous l’empire soviétique, ils ont proclamé leur indépendance, certains rejoignant l’OTAN, leur ennemi d’hier, et combattant même l’armée russe, leur alliée d’hier, leur ennemi aujourd’hui! Quant aux Algériens, permettez-moi aussi de vous rappeler que ceux d’entre eux qui avaient acquis la nationalité française ne se reconnaissent pas vraiment dans les valeurs françaises. Cela s’applique à tous les franco-maghrébins qui n’en ratent pas une pour siffler la Marseillaise, censée être leur nouvel hymne national. Et ce n’est pas la présence dans le gouvernement français de quelque beurette…
– Je vous en prie Mr l’ambassadeur!
– Pardon Mr le président, je parlais des ministres françaises d’origine maghrébine…
– Oui, oui, j’ai bien compris, mais vous n’allez pas me faire un cours d’histoire, hein, j’ai un conseil des ministres qui attend. D’ailleurs, ce sera votre ministre qui vous rappellera pour vous communiquer ses instructions. Entretien terminé!
– Quoi?
– Comment ça quoi? J’ai dit entretien terminé.
– Pardon Mr le président, mais je m’adressais au colonel attaché de défense à l’ambassade qui vient me communiquer les dernières informations sur le plan militaire.
– Du nouveau ?
– Oui, Mr le président…Voilà…Alger…foule…caserne de Beni Messous…DRS (3)…Constantine…caserne DRS…Bellevue…
– Mais enfin, que se passe-t-il, c’est quoi ce charabia?
– Voilà, Mr le président. Selon les informations recueillies grâce aux portables par notre attaché de défense auprès de ses informateurs, infiltrés parmi la foule des manifestants, la situation commence à se dégrader sérieusement, des coups de feu ont été tirés de part et d’autre…
– Qui a tiré sur qui, enfin?
– La foule des manifestants, après avoir saccagé tout ce qui symbolisait l’ordre établi, et tout ce qui représentait l’opposition légale, s’est dirigée vers les casernes du DRS, c’est à dire la sécurité militaire, notamment à Beni Messous à Alger, et Bellevue à Constantine. Et là, les manifestants ont été accueillis par des coups de feu…
– Vous m’aviez dit qu’il y avait échange de coups de feu de part et d’autre. Les manifestants sont-ils armés?
– Non, non, Mr le président. Selon les informations de notre attaché de défense, ce sont des policiers et des gendarmes qui avaient répliqué afin de protéger les manifestants. Déjà des morts et des blessés, et selon le colonel, qui approuve de la tête, la situation risque de déboucher sur une guerre civile, des policiers et des gendarmes à la tête des manifestants d’un côté, et les agents de la sécurité militaire de l’autre, appuyés quant à eux par des éléments de la « famille révolutionnaire » qui les ont rejoint pour protéger la « révolution », en fait pour sauvegarder leurs privilèges…
– Bon, j’en ai assez entendu comme ça. Ordonnez immédiatement un regroupement de nos concitoyens, je vise particulièrement les mono-nationaux d’abord, les binationaux attendront, après tout ils sont chez eux aussi en Algérie. Continuez à suivre l’évolution de la situation, et faites-nous une note de synthèse heure par heure. Je vais tout de suite téléphoner à Ban Ki-moon (4).
Abdelkrim BADJADJA, consultant en Archivistique
http://badjadja99.e-monsite.com/
http://badjadja1.over-blog.com/
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––
(1) « N’importe quel quidam ».
(2) Des émigrants clandestins qui cherchent à rejoindre les côtes françaises ou italiennes à bord d’embarcations de fortune.
(3) « Département Renseignement et Sécurité », nouvelle dénomination de la sécurité militaire depuis 1990.
(4) Secrétaire général de l’organisation des nations unies.