Tous les hommes sensés se posent légitimement des questions sur le changement lorsque la confusion et l’insécurité s’installent poussant l’homme commun à perdre espoir et sombrer à son tour dans le cynisme et le nihilisme. Lorsque l’homme ne se pose plus de questions ou ne trouvent plus de réponses convaincantes alors ils se réfugient dans le fatalisme, le déni de vérité ou dans la folie qui fait de lui un instrument supplémentaire dans l’insenséisme. Les partisans de l’immobilisme cultivent la confusion, les fausses priorités et les fausses préoccupations pour éviter que l’idée de changement ne s’impose à la conscience et lorsqu’elle devient évidente alors il faut que les moyens pour la réaliser deviennent impossibles ou non consensuels.
C’est ainsi que la question qui sape le moral et invite à la démission vient se poser à la société devant toute idée réformatrice et toute proposition à produire de la pensée par le débat serein et sérieux :
Tant de belles phrases dans les livres et les discours, mais personne ne nous dit qui, quoi, et comment faire?
Nul ne détient la réponse miraculeuse. C’est à la société d’inventer sa propre stratégie en commençant par produire ses idées et à donner de la compétence à l’élite qui la représente. Donner compétence c’est donner légitimité morale et intellectuelle par la reconnaissance sociale envers ceux qui ont littéralement la capacité de moudre les idées et les connaissances (de l’arabe Darassa, tadriss, dirassa) pour en extraire la moelle substance. Il ne s’agit donc ni du jeu électoral et partisan ni du positionnement mondain que donne un diplôme, un rang ou une fonction.
Chacun doit se mettre en mouvement selon ce que lui dicte sa conscience et ce que lui permettent ses savoirs, ses moyens, ses possibilités et ses conditions :
{Dis : « O mon peuple ! Agissez selon votre compétence, moi j’agis [selon la mienne]. Car bientôt vous saurez celui qui va gagner ! » Il ne fait point cultiver les injustes.} Coran
Tout ce que Dieu a créé est en mouvement, en effort d’adaptation, en évolution. Il n’y a pas de place à l’immobilisme. L’homme est dans un mouvement plus complexe, celui de l’existence biologique et celui des idées, de la foi et des actes. Rien n’est acquis définitivement, tout est réversible, car tout est en devenir :
{Ne lui avons-Nous pas fait deux yeux, une langue, et deux lèvres ? Et Nous ne lui avons pas donné les deux voies ? Il n’a pas affronté l’obstacle.} Coran
Tout bouge, mais en relation avec les autres. Ainsi la science n’évolue que lorsque les disciplines se croisent et les compétences se multiplient et s’interagissent. Il en va de même dans le domaine des idées, de la politique et de la société. On ne peut imaginer une évolution alors qu’on transpose mécaniquement des connaissances du passé, une compilation livresque des informations ou une importation de « prêt-à-penser ». Tout projet de mouvement doit être remis dans son contexte. C’est ainsi que les experts ont défini l’environnement comme l’ensemble des facteurs écologiques, politiques, économiques, sociologiques, juridiques et psychoaffectifs qui exercent une influence sur nous ou qui subissent notre influence. Un coup de force militaire ou une élection dans un cadre bureaucratique ne sont pas suffisants pour générer du changement lorsque l’environnement leur est défavorable ou lorsque les mécanismes d’action sur cet environnement sont méconnus. Lorsque l’environnement est occulté, on parvient à l’impuissance ou à l’entropie. Le changement ne s’improvise pas : « il faut des visions claires et des moyens efficaces ».
Personne ne peut faire l’économie du mouvement et du changement :
{Tels sont les jours, nous les faisons alterner entre les gens} Coran
« Ou bien vous prenez le changement par la main, ou bien il vous prend à la gorge » Churchill.
L’homme en optant pour la facilité, la paresse et l’irresponsabilité ne se met pas en quête de son devenir qui passe par la confrontation du Moi à la conscience et par l’accomplissement du devoir envers autrui en lui apportant soutien et assistance pour l’affranchir de la servitude, de la faim, de l’ignorance, de l’oppression qui accompagnent ou annoncent l’immobilisme.
Il progresse ou régresse, Il est en harmonie ou il transgresse, il choisit ou renonce, il se met dans l’ignorance ou cherche la connaissance, il prend position pour la vérité ou pour le mensonge, il est dans la réalité ou dans le fantasme… L’équilibre est donc précaire, transitoire, car l’obstacle est multiple, changeant, complexe. C’est en cherchant l’équilibre que l’homme se met en mouvement et c’est par le mouvement qu’il parvient à maintenir son équilibre. C’est en se déterminant face à l’obstacle que l’homme définit son rapport au bien, au vrai, au beau et au juste ainsi qu’à leurs antagonismes. Il ne s’agit pas de s’inscrire dans une majorité formelle numérique, mais de participer comme force qualitative et agissante en synergie avec d’autres forces qualitatives et agissantes pour imprimer ses principes et sa dynamique à l’Histoire. Insulter les « généraux » ou vouloir renverser un régime sous quelque prétexte sans être porteur de mobilité et de force de changement aptes à vaincre l’inertie du système en place est contre les lois de la physique.
L’histoire est une alternance déroutante pour le « non initié » qui ne voit ni les obstacles ni les confrontations sociales entre ceux qui posent les obstacles et ceux qui les surmontent et les enlèvent:
{Tels sont les jours, Nous les alternons entre les hommes} Coran
Nous avons tendance à lire le Coran selon les traductions fallacieuses des orientalistes et les interprétations belliqueuses des savants musulmans qui cherchaient un ennemi pour justifier la décadence musulmane au lieu de chercher l’explication morale, intellectuelle et politique de la faillite du système (gouvernants et élites y compris religieuses). Ainsi la Sunna d’Allah du Dafa’â (دفع) a été comprise uniquement comme repousser les opposants intérieurs et les ennemis extérieurs par la force répressive et l’action militaire. Alors qu’il s’agit globalement de motiver (spirituellement, intellectuellement, économiquement, politiquement et le cas échéant militairement) pour mobiliser l’ensemble des forces qui agissent sur les mentalités, les espaces et l’histoire en vue d’instaurer une présence civilisée qui impose la paix, inspire le respect, promeut le progrès et mérite l’admiration :
فلَوْلاَ دَفْعُ ٱللَّهِ ٱلنَّاسَ بَعْضَهُمْ بِبَعْضٍ لَفَسَدَتِ ٱلأَرْضُ
{Si Allah ne motivaient pas les hommes, les uns par les autres, la terre serait corrompue.} Al Baqarah 251
ٱوَلَوْلاَ دَفْعُ ٱللَّهِ ٱلنَّاسَ بَعْضَهُمْ بِبَعْضٍ لَّهُدِّمَتْ صَوَامِعُ وَبِيَعٌ وَصَلَوَاتٌ وَمَسَاجِدُ يُذْكَرُ فِيهَا ٱسمُ ٱللَّهِ كَثِيراً
{Si Allah ne motivaient pas les hommes, les uns par les autres, des monastères seraient détruits, ainsi que des synagogues, des oratoires et des mosquées où le Nom de Dieu est beaucoup invoqué.} Al Hadj 42
C’est par la motivation que les gens entrent en rivalité entre eux lorsqu’il y a divergence d’intérêts ou de sens et c’est par la motivation que les gens établissent des relations et des alliances pour défendre et sauvegarder leurs intérêts et leurs valeurs. La motivation est, pour le vivant, le phénomène qui déclenche l’action et régule son engagement pour une activité précise c’est-à-dire une série d’actes organisés en vue de réaliser un objectif inspiré par le désir (plaisir) ou la crainte (déplaisir). Elle en détermine le déclenchement dans une certaine direction avec l’intensité souhaitée et en assure la prolongation jusqu’à l’aboutissement ou l’interruption. Étymologiquement motiver et émouvoir sont le fait de se mettre en mouvement c’est-à-dire de changer ontologiquement (vouloir, savoir, pouvoir, devoir, croire et agir) et psycho affectivement (aimer ou haïr, désirer ou répugner) face à une nouveauté qui arrive ou à un nouveau qu’on attend. Dans tous les cas, il s’agit de vaincre l’inertie de l’immobilisme et la remplacer par l’inertie du mouvement. L’acte final de repousser l’ennemi ou d’imposer un rapport des forces n’est qu’une résultante des forces intérieures et extérieures qui agissent sur le moi individuel ou social, cette résultante est l’ultime étape. Dans le Coran le Dafa’â (دفع) est toujours la mise en mouvement vers ce qui est le plus utile (al Aslah) et le plus favorable à la paix et à la concorde.
L’alternance ne peut être une idée religieuse réformatrice lorsque les savants qui la proclament sont eux-mêmes des rentiers et des compilateurs des savoirs anciens. L’alternance des civilisations, des pouvoirs, des sociologies, des propriétés, des idées, des savoirs et des jours n’est pas le constat du déterminisme matérialiste qui imprime le changement par le rapport des forces. Le constat du matérialisme dialectique (rapports de production) n’est pas faux, il est insuffisant pour expliquer l’alternance, car l’alternance est une loi universelle qui régit l’économique et le l’idéologique, l’infrastructure et la superstructure, le vivant et l’inerte, l’humain et le cosmique, l’Histoire et la thermodynamique, la biologie et l’émotion, la jeunesse et la vieillesse, la vitalité et l’épuisement, l’élan initiateur qui vainc les inerties et l’inertie qui consacre l’immobilisme, la grandeur et la décadence, l’éveil et l’inconscience, la vie et la mort…
La loi de l’alternance met en interaction des forces et des inerties accumulées et en émergence pour produire le changement lequel se cristallise en consommant du temps, en se déployant dans les espaces et en concernant de multiples registres objectifs et subjectifs, ontologiques et sociaux. La loi de l’alternance ne concerne pas seulement le principe de l’alternance donc celui du changement elle concerne aussi le rythme, la forme et les moyens du changement : pacifique ou violent, rupturiel ou évolutif/adaptif, contrôlés ou échappant à tout contrôle, prévu et anticipé ou imprévu et soudain. L’alternance (la succession de cycles) ne se fait ni d’une manière linéaire ni uniforme ni discontinue ni indifférenciée en termes de potentiel de ressources. Elle ne se fait pas en s’attaquant aux gouvernants, aux militaires ou aux journalistes d’un pays sans connaissance des conditions de leur émergence et de leur domination. Ce sont ces conditions qu’il faut changer. La condition la plus difficile est celle du moi individuel et social c’est-à-dire celle des mentalités façonnées par la géographie, l’histoire et la culture d’un peuple.
Dogmatiser l’analyse du changement dans le cadre d’un seul registre puis se mobiliser autour du positionnement social, idéique et politique ou religieux par rapport à ce registre c’est une dérive idéologique qui ne sert ni la vérité ni le changement. La dérive idéologique ou doxologique consiste à considérer son opinion sur la manifestation parcellaire et imparfaite de la vérité comme étant la Vérité. La Vérité et la Réalité sont trop complexes pour se résumer à une opinion, à un fait, à une théorie, à une manifestation ou à un registre.
Les conclusions de Boris Cyrulnik sur la psychanalyse peuvent être transposées à l’islamisme, au marxisme et aux « isme » qui veulent faire d’un processus d’analyse par lequel une partie de la vérité s’est manifestée à eux comme étant la seule vérité vraie, exclusive, irréversible et irréfutable qui exclut toute différence en termes de discipline, hypothèses, de mode de raisonnement, de changement de perspective ou de point de vue : « On assiste ensuite à la formation de « clans » fermés les uns aux autres, et repliés sur eux-mêmes. Ils ont une » théorie » hors de laquelle point de salut. Une théorie a pour but et pour intérêt de présenter une cohérence… Mais cela peut virer parfois à la perversion ou à la paranoïa. Si l’on n’est pas reconnu par le clan, on est exclu. Les membres restent entre eux… Dès lors, la théorie paraît de plus en plus cohérente; le clan se sent de plus en plus fort, mais c’est une illusion, car vient le moment où, faute de faire de la recherche, de remettre en question la théorie, celle-ci se trouve désadaptée à la réalité. Et là, elle peut s’effondrer sur une simple pichenette… « Appartenir à un clan, c’est la pensée paresseuse ». On récite un catéchisme, on fait du psittacisme… »
La probité intellectuelle devrait peut-être consister à afficher le processus mental, la rhétorique et l’argumentation par laquelle le théoricien exprime sa vérité. Le mieux serait encore de le voir exprimer le processus par lequel il accède aux manifestations de la Vérité, et qu’il affiche clairement la différence entre la Vérité et la Réalité avec son modèle de vérité et de Réalité. Le questeur de vérité ne doit pas faire apprendre des formalismes, mais faire apprendre à formaliser selon la formule kantienne. Prendre la manifestation de sa vérité comme Vérité et vouloir l’imposer comme Vérité est sur le plan moral un intégrisme et sur le plan intellectuel une démarche mécaniste qui transpose des mécanismes inadaptés ou imparfaits d’un passé révolu à un présent en devenir. Ce serait limiter sa pensée que de prendre le capitalisme comme modèle de référence à imiter, à adapter ou à contester en se référant au marxisme figé dans son matérialisme historique et dans son analyse sur la féodalité et le capitalisme sans tenir compte des invariants ontologiques et sociaux : vouloir ne pas vouloir, savoir ne pas savoir, devoir ne pas devoir, pouvoir ne pas pouvoir, croire ne pas croire, faire ne pas faire dans leurs conjugaisons et dans leurs interactions non seulement avec le milieu écologique et économique, mais aussi avec d’autres entités ontologiques et sociales. Les islamistes font la même erreur en sens inverse lorsqu’ils s’enferment dans le religieux, le métaphysique, l’eschatologique et le rituel ou dans le passé glorieux des Arabes sans tenir compte des réalités objectives et subjectives du présent.
Plus je prends de l’âge et du recul plus je suis convaincu que l’idée la plus forte et la plus juste sur le changement à envisager ne peut s’élaborer en dehors de l’idée que l’on se fait de l’Homme, de sa dignité, de sa liberté, de sa quête de sens, de son aspiration au mieux-être, de sa revendication de justice, de sa créativité. Chaque fois que l’homme, être ontologique et social, réalise son humanité, il imprime aux idées, au sol et au temps le complexe différencié de quêtes qui l’habite et que par son vouloir, son devoir, son croire, son savoir, son pouvoir et son faire il va amplifier et déployer ou réduire et limiter, conjuguer ou opposer, partager ou confisquer, favoriser ou interdire, ennoblir ou enlaidir. Ces quêtes sont celles de l’homme universel : la quête de sens, la quête de vérité, la quête de justice, la quête de liberté, la quête de beauté, la quête d’amour, la quête de solidarité, la quête de reconnaissance, la quête de savoir, la quête d’abondance, la quête de totalité, la quête de satiété des désirs, la quête d’activités et d’actions pour témoigner de ses capacités de faire et de penser ainsi que de ses compétences non seulement imaginatives et inventives, mais celles de la parole, de la perception, de l’art et de l’émotion. Chaque quête est impulsée par une autre en plus intense, en plus qualitative, en plus d’efficacité, en plus de créativité. Chaque quête principale interagit avec les autres quêtes qui deviennent secondaires ou auxiliaires. La conjugaison ou l’opposition ainsi que et la progression ou la régression de ces quêtes est le moteur de l’alternance des jours entre les hommes. Par ces quêtes il réalise le mieux ou le pire. L’absence de quête signifie ne pas « quester » c’est-à-dire ne pas chercher le sens, ne pas chercher la vérité et la réalité, ne pas chercher le progrès, ne pas chercher l’universel partagé par tous les hommes. L’absence de quêtes signifie la mort. La contradiction entre quêtes signifie la crise. Un être vivant est un complexe différentiel de quêtes différenciées par la diversité humaine, l’expérience, l’activité, l’empreinte du sol et du temps, l’influence des autres.
La loi de l’alternance signifie aussi que la quête va connaitre un développement, une crise, une transformation, un épuisement, une fin puis une renaissance sous un autre cycle dans un autre lieu et un autre moment pour une nouvelle étendue spatiale, une nouvelle durée et une nouvelle configuration. A chaque fois l’homme va tenter de s’évader de sa condition humaine c’est-à-dire de ce qui limite ses possibilités pour tenter de s’inscrire dans l’immortalité et l’infini. Cette inscription qui à force de témoignage de la présence d’un homme, d’une communauté, d’un empire, d’une religion, d’une civilisation dans le monde sera facilitée ou contrariée, cohérente ou incohérente, viable ou non viable, durable ou éphémère selon un certain nombre de principes inhérents à la loi de l’alternance : le sacré, la norme, la finalité, la justice, la cohérence et l’efficacité (utilité sociale et bienfaits pour l’humanité plurielle).
En termes de civilisation, l’efficacité ne peut se résumer à la rentabilité économique ou à l’efficacité technique ou technologique tels que le marché et l’entreprise capitalistes les définissent. De la même manière on ne peut confondre la compétence qui est la forme de légitimation sociale, scolastique, idéologique, économique et politique d’une certaine capacité humaine dans certaines conditions de la capacité humaine qui est la capabilité humaine expansible de mener des quêtes abouties (sensées et utiles) lorsque l’homme est mis dans les conditions morales, sociales et actancielles de bien penser, de bien faire, de restituer efficacement et utilement l’énergie qu’il a accumulée puis déployé dans son projet de témoignage de ses valeurs, de reconnaissance de sa valeur et de sa capacité, de son droit de différenciation des autres, de gratitude pour les autres…
{Allah ne charge l’être que par sa vastité. il aura en sa faveur le bien qu’il a acquis, et aura contre lui le mal dont il s’est chargé.} Al Baqara 286
Al Wasa’â coranique correspond au terme Vastité (Vastitude) signifiant ampleur, grandeur, élévation, puissance, dispositions, proportions énormes et capacité à l’expansion. Chaque être humain nait comme un virtuel de puissance et d’expansion (assumer des responsabilités, mener des quêtes, élargir les horizons, réaliser le juste et l’utile, accomplir le bien, témoigner du vrai, du beau et du vrai). Il vient à l’existence avec un potentiel devant s’accomplir comme une promesse divine à l’instar de Moïse et de Jésus pour réaliser la Volonté divine en dépit de la volonté des hommes ou pouvant s’accomplir selon les conditions objectives et subjectives favorables et défavorables de l’existence. La famille, l’école et la société vont éclore ou étouffer, focaliser ou détourner, utiliser ou gaspiller, libérer ou opprimer, corrompre ou embellir le potentiel humain. Les conditions d’existence et l’idéologie vont admettre ou nier la grandeur incommensurable de l’homme et sa sacralité et ainsi orienter tout le développement social et économique en faveur ou en défaveur de l’homme et de son potentiel spirituel, idéique, affectif, esthétique et actanciel. L’homme porte aussi la responsabilité personnelle sur son propre devenir et sa propre fabrication puisqu’il a la compétence de s’interroger et de répondre sur sa nature, sa vocation et son potentiel ainsi que sur la finalité à laquelle il destine son potentiel, l’éduque et le développe ou le rend inerte et stérile. La plus grande responsabilité est sans doute celle de trouver la vocation de l’homme, de témoigner sur cette vocation et d’agir pour promouvoir cette vocation.
Lorsque le marxiste participe comme potentiel de libération de l’aliénation capitaliste en apportant des instruments d’analyse, de méthodologie et d’organisation sur les rapports de domination et d’appropriation je dois accepter sa participation à l’effort de bien et de progrès en faveur de l’humain. Lorsqu’il se présente comme la seule explication rationnelle et efficace, je lui dis non. Lorsqu’il fait de la nécessité la norme pour expliquer et justifier l’histoire reléguant l’humain à un vulgaire dispositif dans le processus matérialiste des luttes de classes je dis non. Lorsque le marxisme confine l’histoire à celle de la féodalité et du capitalisme dont il faut aiguiser les contradictions pour accélérer la fin inéluctable je dis non. Je ne dis pas non par principe de contradiction, mais je dis non, car l’homme et son système de quêtes qui le mènent ici à la civilisation et ailleurs à une autre forme d’organisation sont gommés. De la même manière sont gommés les critères et les valeurs qui définissent les normes et le sacré. De la même manière sont gommées les données civilisationnelles (philosophiques, scientifiques, sociales, sociologiques, religieuses) de la Renaissance et de la modernité qui ont permis l’émergence et la domination du capitalisme. Le passage du capitalisme classique au mondialisme impérial n’est vu que dans le cadre des rapports classiques socioéconomiques alors que la Post modernité a remplacé la modernité faisant basculer le centre de gravité du monde de l’Europe dans ses relations avec ses colonies et ses idées avec celles des USA en dérive démiurge et dans un déchainement infernal de la matière dans ses rapports au reste du monde.
Le mode de raisonnement grec et moderne en particulier chez Hegel fondé sur la thèse et l’antithèse par lequel s’exprimait non seulement la Modernité, mais le marxiste pur produit de cette Modernité est un mode qui ne correspond plus à la Post modernité ni à l’efficacité économique, technologique et militaire de l’hyperpuissance où le questionnement en termes intellectuels, esthétiques ou psychosociologiques est devenu : situation à problème, inventaire des problèmes et des solutions, efficacité et viabilité de la solution retenue, mise en œuvre et analyse du retour d’expérience. Non seulement le mode de raisonnement a changé par son champ de questionnement et son procédé didactique, mais il a changé dans son traitement informationnel en devenant programmatique y compris dans le monde de la communication, de l’art et de la psychosociologie. Face à la dialectique rhétoricienne de la Modernité avec son creuset moral et culturel judéo-chrétien et gréco-romain, l’hyperpuissance post moderne est pragmatique sans morale. A l’esprit industrieux et industrialisant de Prométhée le Titan rebelle aux divinités et dominateur de la matière et de la nature s’instaure la culture d’Hermès. Si Prométhée est une tragédie poignante qui apporte le feu et la technologie pour l’homme édificateur, Hermès est une subtilité complexe. Il est la totalité totalisante : le Messager des Dieux, le garant des poids et des mesures, le maître des voleurs, le gardien des routes et des carrefours, le protecteur des voyageurs et des commerçants, la muse des artistes, le joueur de la lyre et du pipeau, l’inspirateur des héros, le conducteur des âmes aux Enfers. Il est le descendant de Zeus Dieu de l’Olympe et de Gaïa déesse de la Terre, l’époux d’Aphrodite l’experte en aventures extra-conjugales, le géniteur d’Hermaphrodite la bisexuée et d’Éros le symbole de la dualité mâle femelle. Psychologie complexe. S’il est logique de recourir aux méthodes de raisonnement et aux instruments de résistance contre la colonisation qui édifie et parachève la Modernité, il faut inventer d’autres méthodes et d’autres instruments contre l’occupation et la déstructuration du monde post moderne. On continue d’analyser l’occupation sioniste et la libération de la Palestine par les schémas idéologiques et politiques de la colonisation et de la libération de l’Algérie. Les phénomènes se ressemblent, mais obéissent à des logiques et à des organisations différentes.
Comment expliquer et transformer le monde Post moderne avec des modes de raisonnement de la Modernité ou du monde musulman médiéval ? Comment agir sur les luttes de classes, les mécanismes d’appropriation et les instruments de domination alors que le Prolétariat – produit de la destruction des campagnes pour alimenter le secteur productif du secondaire – n’existe plus en réalité physique, en phénomène social ou en conscience de classe dans un monde où l’économie est passée de la tertiarisation (la production des services) à la quaternisation (l’industrialisation des services, la narrative communicante, la fascination médiatique et la fédération des communautés humaines). Les doctrines de guerre et les systèmes d’armes de la modernité (deuxième et troisième génération) s’éclipsent devant ceux de la quatrième et cinquième génération où la guerre est non seulement totale, mais le front de combat est le culturel, le mémoriel, la mentalité collective, l’histoire, la communication, la psychologie, l’identité. Le marché n’est plus l’espace d’échange pour réaliser le profit ni le moyen annexe dans la guerre par l’embargo économique, mais une arme de déstructuration sociale et culturelle qui le rend au recours aux seuls moyens de défense traditionnelle inopérants.
A la différenciation des classes de la Modernité dans l’appropriation, le savoir et le pouvoir nous assistons à une indifférenciation des identités et des hommes par le marché et le désir mimétique qui met en quête des délirants sur le même objet de désir que la publicité a rendu désirable et que le marché a rendu accessible « démocratiquement ». Avec l’industrie automobile l’Amérique a taylorisé la production, elle a industrialisé le service, elle a unifié le marché et a démocratisé le crédit. Elle a poussé la logique moderniste à ses limites ouvrant la porte à la Post modernité. Le progrès technique et la conjugaison des savoirs, des philosophies, des arts, des ressources et des mentalités ont conduit à l’impasse de la modernité puis à l’agonie et à l’avortement de la post modernité avec son lot de monstres et de diables. Est-ce que l’Église corrompue et incapable de revenir aux enseignements prophétiques a fait des concessions idéologiques en autorisant l’usure et en se taisant devant les expropriations, est-ce que l’Église elle-même n’était qu’une conscience qui permettait à la société duelle de cohabiter en tolérant les péchés capitaux comme un mal nécessaire et inévitable ? Les musulmans étaient en hors-jeu historique, en sauve- qui- peut social et en inertie intellectuelle, ils ne pouvaient donc que subir la Modernité. Ils vont subir la Post modernité s’ils ne font pas l’effort de lui résister et de lui proposer une alternative civilisationnelle. Il faudrait d’abord qu’il se libère de l’illusion qu’ils peuvent imiter la modernité alors qu’elle n’existe plus et même si elle existait ils n’ont pas les prérequis idéologiques pour l’imiter. Il faudrait ensuite qu’ils se libèrent de leur solitude, de leur arrogance et de leur sectarisme pour s’accepter comme fragments d’humanité qu’il fait rassembler avec les autres hommes aussi fragmentés qu’eux dans le respect de la pluralité religieuse et culturelle. Il s’agit de sauver l’humain, sa liberté, sa dignité et sa capacité à mener des quêtes et à exercer ses attributs ontologiques et sociaux inhérents à sa nature humaine.
{Allah ne change point en la situation des gens tant que ceux-ci n’ont point changé ce qui est en eux} Ar Raâd 11
Il est question de salut.
L’intelligence de survie devrait nous dicter la règle suivante : tous les hommes peuvent et doivent fédérer leurs capacités à produire ou organiser les conditions et les possibilités du salut existentiel. Il doit y avoir de la place pour tous les hommes opposés à la culture d’empire et favorables à la liberté de quêtes humaines. Les croyants peuvent se fédérer sur un cercle plus restreint à l’intérieur et non à l’extérieur de ce cercle sur le salut ultime. L’algérien Cheikh al Ibrahimi a bien montré que l’impérialisme est une machine à saboter l’humanité. Ce serait fatal pour la pensée et pour la marche historique de croire un instant que l’Empire pouvait avoir un visage humain ou qu’il pourrait être un allié conjoncturel de l’Islam. Comme Satan c’est un ennemi qui exige de nous tous une vigilance et une lutte sans merci sur tous les fronts. Son arme la plus sournoise consiste à nous pousser au désespoir ou à nous faire croire qu’il est n’est pas l’ennemi.
Nous divergeons radicalement avec le marxisme sur le sens philosophique donné à la nécessité. Pour nous, croyant en Dieu, le nécessaire est ce qui supervise et détermine l’existence. Par définition de la foi, Dieu est le Créateur qui créé et l’Existenciateur qui donne existence à ce qu’Il a créé. Ce qui a été mis en existence n’est pas forcément et nécessairement mis à la connaissance de tout ce qui existe et encore moins sous le contrôle de son pouvoir. L’Histoire, la forme sociale, les rapports de production, le progrès technique ne sont pas des déterminismes, mais la mise en existence de la Nécessité c’est-à-dire la manifestation du divin dans le monde qui réalise son Dessein. Tout ce que nous nommons nécessité n’est que conséquences accumulées et articulées de phénomènes complexes et antérieurs souvent inintelligibles à notre entendement immédiat ou aux seules facultés cognitives. Nous ne pouvons connaitre que ce qui a été rendu intelligible et accessible à notre perception, à notre intuition, à notre savoir, à notre expérience, à notre émotion c’est-à-dire à ce qui produit notre complexe et différentiel quêtes et à la mémoire que nous conservons ou que nous transmettons aux autres.
Qu’est-ce qui pousse un homme, une femme, un groupe ou une communauté à mener des quêtes les conduisant à transformer l’être ontologique et social, ses activités ainsi que le sol et le temps tant du déploiement de cet être que de la configuration de ses actions ? Se mobiliser (mobilis), s’émouvoir (movere) et se motiver (motivus) consiste à se mettre en mouvement en sortant de soi vers l’extérieur à soi, en allant vers son devenir devant soi ou allant au-delà et au-dessus de ses capacités. C’est une rupture avec le « ici » et le « tout de suite » par projection par implication dans un projet, par aspiration mystico temporelle ou psycho temporelle. Qu’est-ce qui pousse au mouvement ? Le manque ? Est-ce l’homme peut se résumer aux seuls besoins matériels et physiologiques ? Est-ce l’homme ressent le besoin d’éternité, d’infinité et d’immortalité pour dépasser le paradoxe d’être à la fois un virtuel de puissance sans fin et sans limites et une impuissance condamnée à la finitude à la mortalité et l’inachevé ? Est-ce que l’Homme ressent une attirance vers la perfection même s’il ne parvient pas à la définir avec précision. Est-ce que l’homme porte en lui une soif d’amour et d’absolu que rien ne viendrait à combler sauf à s’impliquer de quête en quête ? Qu’est-ce qui fait mouvoir l’opprimé et le non-opprimé pour refuser l’oppression et dénoncer l’oppresseur ? Pourquoi dans les mêmes conditions objectives de fabrication de la résignation et les mêmes situations de répression (occupation armée, féodalité, capitalisme) certains refusent de se soumettre et expriment leur indignation alors que d’autres deviennent collaborateurs ou des passifs que rien ne vient émouvoir ?
Comment concevoir qu’un peuple libre et émancipé puisse basculer du jour au lendemain en partisan du fascisme alors qu’un autre peuple humilié et asservi se réveille en sursaut et impose à son oppresseur la fuite et la défaite alors que les conditions objectives annoncent la victoire écrasante et irréversible de l’oppresseur sur armé et en sur nombre ?
Si nous faisons abstraction du manque à combler, du besoin à satisfaire dans l’incitation à la quête il nous reste l’injonction d’un commanditaire et l’exécution d’un commandité qui agit pour obtenir une récompense, une considération sinon pour se prémunir d’une sanction. Dans ces conditions d’injonction il s’agit de pseudo quêtes qui s’épuisent rapidement dans le temps et dans l’espace sur le plan de la dynamique d’actions et d’intentions et sur le plan de la valeur des actes qui en découlent. Les seules injonctions que l’expérience humaine a validées sont celles d’ordre spirituel et moral c’est-à-dire celles que dicte une religion, une conscience ou un désir de salut.
Une foi le besoin exprimé sous forme de manque à combler, de désir à satisfaire, de scrupules à faire taire, de foi à respecter, l’être en quête se trouve dans la situation de s’inventer les moyens de sa quête, d’explorer les possibilités de la réalisation de cette quête, d’étudier les conditions de sa quête et de dessiner la carte de sa quête pour ne pas se tromper de chemin, d’étapes et de cap. L’idée de liberté est le préalable de la libération comme l’utopie (un autre lieu ou en aucun lieu) comme projet de rupture avec les lieux communs pour trouver le bonheur perdu ou la grandeur espérée est le préalable à la civilisation. Celui qui part à la quête d’un crouton de pain n’a besoin que de l’adresse d’un boulanger. Celui qui part à la conquête de son sol ou au devenir de sa communauté ne peut compter sur l’excèdent de ses moyens lorsque le projet de partir et de changer est absent dans ses préoccupations et dans son ingénierie. Celui qui n’a que des moyens et des modèles à imiter sans posséder un désir qui le consume ainsi qu’une envie à la folie d’assouvir son désir n’est pas prêt pour le changement. Lorsque le projet consiste à changer radicalement son âme alors les moyens de changement sont d’une autre nature que la matière et les produits marchands. Ce projet ultime est une quête des plus complexes et une bataille des plus ardues qui soient.
Les finalités, les voies et les moyens de ce projet ne relèvent ni de la science ni de la dialectique marxiste. Ils relèvent de la philosophie lorsqu’elle questionne l’homme et son devenir dans le monde sans esprit partisan ni démarche dogmatique ni confinement idéologique. A un niveau meta-philosophique, Ils relèvent de la religion ou plus précisément de la foi lorsque celle-ci n’est pas celle des tartuffes et des bigots.
Nous allons de nouveau citer les versets précédents sur la motivation dans leur énoncé global pour voir la dimension spirituelle de la quête humaine qui peut faire changer les choses, car elle s’est libérée des contingences et des accessoires pour se consacrer à l’essentiel :
{Si Allah ne motivaient pas les hommes, les uns par les autres, des monastères seraient détruits, ainsi que des synagogues, des oratoires et des mosquées où le Nom de Dieu est beaucoup invoqué. Oui, Allah assiste ceux qui l’assistent. Allah est, en vérité, fort et puissant.} Al Hadj 42
Nous ne parvenons pas à comprendre qu’assister Dieu signifie assister les faibles et les opprimés en instaurant les conditions les plus favorables à l’exercice serein et équitable de la justice, au respect de la dignité humaine, à la solidarité sociale. Nous ne parvenons pas à comprendre que la Salat de ceux qui « assistent Allah » ne se confine pas à l’oraison rituelle, mais qu’elle est ouverture totale et permanente à tout ce qui entretient la liaison sincère avec Allah c’est-à-dire à l’écoute de la Vérité qu’Il exprime et de la Réalité qu’Il manifeste pour changer ce qui doit être changé :
{[Il assiste] Ceux qui, si Nous leur donnons le pouvoir sur terre, s’acquittent de Salat, font l’aumône, ordonnent ce qui est convenable et interdisent ce qui est blâmable. La fin de toute chose appartient à Dieu.} Al Hadj 42
La spiritualité ou les spiritualités (de spiritus esprit en latin et de Rouh esprit en Arabe) n’est pas l’âme qui donne vie et maintient en vie ou la religion par laquelle on se rassemble pour exercer le culte voué à Dieu c’est la vocation humaine qui le singularise des autres créatures par sa faculté à penser, à créer, à imaginer, à aimer, à faire d’une manière sensée utile ou d’une manière poétique et artistique par amour ou par quête de beauté sans utilité apparente, à agir animé par un idéal de justice ou de charité. Toute quête religieuse, philosophique, amoureuse, artistique s’apparente à une quête spirituelle par laquelle l’homme se singularise tout en exprimant l’universel de son esprit.
Les projets de changement initiés par les systèmes en place sont menés par des bureaucraties et des technocraties qui ne croient qu’au pouvoir de l’argent, de l’administration et de la technique avec l’illusion de faire le bien au peuple en excluant ce même peuple du choix et du contrôle de ce qui se fait en son nom et pour son bien. Tous les appels au changement venant des islamistes ou des laïcs sont « hérétiques » dans le sens où ils pensent que le changement appartient à l’Homme alors qu’il n’appartient à l’homme que de désirer le changement et d’attendre le changement de Dieu. Marxistes, libéraux ou islamistes se présentent comme les sauveurs ayant l’illusion de parler au nom de Dieu ou de la nation et d’incarner sa volonté. L’homme n’a pas vocation d’être le Messie sauveur, religieux ou laïc, mais d’être la créature animée par une quête qui donne sens à son existence et lui fait valoir le mérite pour que Dieu, par Sa Miséricorde, le sauve dans ce monde et dans l’autre monde. L’homme n’est pas le sauveur de l’homme, il est le devenir de l’homme, sauvé ou perdu, selon la représentation qu’il se fait de l’Homme et de son rapport à Dieu.
Le devenir est une affaire de temps lorsque le temps est compris comme conscience c’est-à-dire « déchirement de la conscience entre le passé (la mémoire), le présent (l’attention) et l’avenir (l’attente) ». Plus le temps est étendu, dense et intense plus l’élan humain sera haut et loin, et moins il aura tendance à se corrompre et à s’épuiser. Mais aussi plus est durable et efficace la continuité entre la mémoire identitaire et historique, l’investissement idéique, affectif et spirituel au présent, et la promesse ou l’espoir dans l’avenir configuré en projet de salut dans une perspective mondaine de civilisation ou métaphysique de Paradis. Attendre les résultats d’une élection politique, les produits d’une réforme sociale et économique, le changement d’une Constitution, la mort et le remplacement d’un président, l’aboutissement d’une révolution, l’avènement d’un homme nouveau, le salut existentiel ou le salut ultime dans l’au-delà sont un ensemble d’attentes différentes qui ne peuvent être des fins en soi, mais des processus emboités les uns dans les autres par une logique claire, une démarche cohérente et une vision saine et lucide. La cohérence, la lucidité et l’efficacité sans émotion et sans désir de ce que Raja Garaudy appelle le réenchantement du monde (par la spiritualité) ne protègent pas du désenchantement de la logique cynique technicienne ou de l’opportunisme pragmatique du politicien.
Face à des revendications de changement, nous devons donc être capables de lire le projet qui porte ce désir et d’écouter les appels qui invitent au changement pour nous interroger tant sur la quête qui les anime que sur les quêtes qu’ils suscitent. S’il n’y a que des slogans sous habillage islamiste, ou progressiste sans projet et sans quête, l’entreprise de changement ne sera ni viable ni crédible avec certainement des risques de chaos bien réels. Les hommes, leurs projets et leurs appels ne sont pas des marchandises qu’on évalue à l’emballage ou des moutons qu’on évalue à la toison, mais des perspectives qu’on évalue par les quêtes qu’elles sous-tendent et les finalités vers lesquelles elles tendent. Nous ne jugeons pas la noblesse des intentions, mais la qualité des démarches : sont-elles en adéquation avec le lieu et avec le temps ? Sont-elles cohérentes et efficaces ? Sont-elles viables ?
L’attente ou l’espérance ne sont ni des vœux ni des souhaits de triomphe partisan, de réussite sociale, de succès mondains ou de pouvoir politique dans la seule perspective matérialiste et politicienne, mais la quête de la sérénité pour tous dans ce monde accessible à tous et le bonheur dans l’autre dans le sens de la Parabole de Jésus fils de Marie:
« Il en est du Royaume de Dieu comme d’un homme qui aurait jeté du grain en terre qu’il dorme et qu’il se lève, nuit et jour, la semence germe et pousse, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, puis plein de blé dans l’épi. Et quand le fruit s’y prête, aussitôt il y met la faucille, parce que la moisson est à point. »
Le temps est sans doute le concept (ou la réalité) philosophique, religieuse et scientifique la plus complexe non seulement à comprendre, mais à évaluer dans la démarche historique et anthropologique afin d’apprécier l’utilité d’une activité humaine, l’efficacité du sacrifice d’une génération d’hommes, la portée d’un message prophétique, la cohérence et la pertinence d’une démarche, la justesse et le sens d’une éducation ou d’un choix stratégique. L’archéologie, l’histoire et l’anthropologie ainsi que l’étude des textes anciens peuvent nous donner matière (imparfaite et incomplète) à réflexion et à évaluation de la mémoire humaine et des effets des anciennes civilisations sur le présent et sur le passé récent. Toutes les disciplines scientifiques peuvent nous aider à évaluer raisonnablement la faisabilité, la viabilité et l’efficacité technique et économique de l’activité humaine, mais quels sont les normes et les critères pour évaluer l’effort et l’attente d’un peuple ? Est-ce que les indices socio-économiques des Nations unies sont objectifs et structurants ? Au niveau d’un peuple il s’agit davantage de civilisation c’est-à-dire de capacité à se civiliser et à exporter sa civilisation. Il faudrait donc se prononcer, même en l’absence de chiffres, sur la propension d’un peuple (gouvernants et gouvernés, gens du commun et élite) à rayonner sur le plan de la mentalité, de la géographie, de l’histoire, de l’économie, de la culture. Selon Malek Bennabi, la Culture est une ambiance générale, elle ne se mesure donc pas et elle ne se décrète pas, elle se constate. Par expérience, nous pouvons dire que le peuple qui ne produit pas sa motivation et sa dynamique de changement n’est ni civilisé, ni cultivé ni apte à se civiliser ou à se cultiver. J’ai, dans un autre article, expliqué le sens de « pôle de rayonnement » que je donne à l’Oumma Wassata du Coran, cette nation qui devient énergie civilisatrice et force centripète qui attirent vers elle tout le bien et qui mobilisent toutes les possibilités de progrès dans son environnement. Nous ne pouvons pas faire transformer la communauté des Compagnons du Prophète (saws) en sphinx qui renait de ses cendres, mais nous pouvons et nous devons nous mobiliser contre ce qui risque de nous advenir en mal et pour ce qui pourrait nous advenir de bien si bien entendu nous parvenions à faire une lecture réaliste et véridique tant du bien et du mal que du changement.
Le démagogue, le politicien, le technocrate et le bureaucrate, prisonnier du système dominant dans lequel ils évoluent et ils perpétuent ne font que des programmes de futur. Ce futur est limité à leurs imaginations sans spiritualité, à leurs expériences limitées et à leur absence d’esprit critique faute de contestation dont il faut prendre garde et de responsabilité à qui rendre des comptes. Ils agissent sur des zombies consentant. Ils reproduisent en pire le système immobile et ses inerties. Même leurs opposants s’enferment dans la même logique : ils font de la politique un casino de promesses et un cirque de programmes. Tous sont dans la perspective étroite et déformée de ce qui va « marcher » dans leur futur programmé. Ce futur programmé ne s’inscrit pas dans le temps historique, car il n’est pas dans le déchirement de la conscience entre la mémoire du passé, l’attention à l’effort du présent, l’attente de ce qui va advenir ou devenir. L’avenir est une pleine ouverture responsable à ce qui vient produite par notre effort collectif, notre désir de changement et la volonté divine qui imprime à l’histoire humaine ses drames et ses résolutions, son sens et ses sanctions. Le futur est une représentation de ce qu’on croit qui va arriver alors que l’avenir est ce qui va venir par la Grâce divine pour récompenser ou par Son Châtiment pour punir :
« O toi qui est condamné à revenir vers moi (Abed). Toi tu veux et Moi Je veux, mais il n’adviendra que ce que je veux. Si tu agréés ce que Je veux Je te comblerais dans ce que tu veux, mais si tu refuses ce que Je veux il n’adviendra que ce que je veux et je te ferais souffrir dans ce que tu veux »
L’éthique du changement c’est de penser et d’agir pour des fins nobles et des causes justes par amour de la noblesse et de la justice, par conviction, et dans l’attente que la récompense vienne maintenant ou plus tard selon les termes, les délais et les conditions décidés par Allah. Penser et agir librement et avec conscience sans esprit partisan, ni trahison, ni complot.
Sur quels principes construire donc l’alternative pour que l’alternance devienne un phénomène réel, normal et structurant le changement libertarien et l’innovation civilisatrice ? Sur la dénonciation et la critique des « ismes », sur l’inspiration du « que faire » de Lénine ou sur l’incitation au chaos et au meurtre de Qaradhawi ? L’expérience a montré ses limites. Il serait peut-être temps d’approcher la Vérité sous ses différentes manifestations et sous l’angle le plus large pour embrasser les invariants que partagent non seulement les hommes et les peuples, mais aussi les civilisations qui se sont succédé. Une fois admis le principe de l’Alternance il faudrait revenir plus en détail sur les principes invariants qui ont permis à des empires de durer des milliers ou des centaines d’années puis de disparaitre. Les mythes et les utopies fondateurs qui ont présidé à l’émergence des civilisations ne peuvent être que des quêtes humaines potentialisées en un idéal incarné dans une communauté (société, groupe, religion) qui cultive le double salut, à la fois salut existentiel dans ce monde et salut métaphysique dans l’au-delà.
Qu’elle soit maléfique, maléficiante et maléficieuse ou bénéfique, bienfaisante et bienfaitrice dans sa synthèse, la force historique, agissante ou immobile, est une inertie dans le sens d’une force déjà en mouvement refusant d’être stoppée ou d’une force immobile opposée au mouvement. L’inertie exige par définition que lui soit opposée tant une force considérable pour qu’elle soit stoppée ou dynamisée qu’une perte d’énergie dans son mouvement ou une perte d’équilibre dans son immobilisme. Laisser une énergie se consumer ou un mouvement partir dans tous les sens sans leur opposer une résistance ou une force de redressement c’est fatalement s’exposer à l’entropie par la transformation chaotique en interne ou à subir la transformation imposée par l’extérieur. Croire que la société humaine ou que l’histoire n’exige que des forces matérielles et objectives c’est occulter le poids de la dimension psychologique et spirituelle, voire métaphysique, dans le rapport des forces. Les facteurs immatériels interviennent parfois comme effet d’amplification par synergie ou de réduction par effet de contre synergie selon la vertu de la persévérance ou la perversion de la puissance de leurs agents et de leurs environnements respectifs :
{… ils dirent : « Nous n’avons aucune force aujourd’hui contre Jālout et ses soldats ». Ceux qui ont la certitude de rencontrer Allah ont dit : « Combien de petits groupes ont vaincu de grands groupes grâce au Vouloir d’Allah ! » Allah Est avec les persévérants.}
{Lorsqu’Allah te les fit voir, peu nombreux dans ton songe, alors que s’Il te les avait montrés nombreux, vous auriez perdu courage et vous vous seriez disputés sur le sujet, mais Allah vous préserva du mal. Allah Est Tout-Scient de l’essence des pensées. Et lorsqu’Il vous les montrait, lorsque vous vous êtes rencontrés, peu nombreux à vos yeux et augmentait votre nombre à leurs yeux, c’est pour qu’Allah réalise un ordre qui devait être accompli.}
Souvent nous n’agissons ni sur l’inertie ni sur ses causes, ni sur ses leviers, mais uniquement sur ses effets, voilà pourquoi nous demeurons démunis.
Est-ce qu’il suffit de réclamer plus de droits, plus de justice et plus de libertés pour construire des contre-pouvoirs ou faire changer un système oppressif sans lui avoir opposé une réelle synergie sociale, une véritable force morale, une authentique conscience, une sincère volonté de changement.
Nous agissons sur l’ombre et nous épuisons par conséquent du temps et de l’énergie sans efficacité sociale et historique. Ainsi nous participons à l’entropie du système et à l’immobilisme qui la précède. Souvent, nous nous contentons d’importer des modèles conçus pour d’autres époques, d’autres lieux, d’autres cultures, inadaptés à nos mentalités, à nos ressources et à nos problèmes. Souvent, nous évoquons le changement sans ses acteurs, sans sa direction, sans son cap, sans son intensité et sans ses étapes. Ainsi non seulement nous ne créons pas la dynamique de changement, mais soit nous la détournons soit nous la rendons impossible tant par notre confusion dans les idées et les évaluations que par notre manque d’efficacité et d’assiduité dans l’action et le travail.
L’inertie, provoquée par la force en mouvement ou par la masse immobile, s’exerce, dans un espace et dans une histoire, sur trois principaux acteurs : l’individu, la société et leur environnement.
Pour simplifier nous pouvons considérer l’individu et la société comme des psychologies, des mentalités, des volontés, des potentiels d’actions, des virtuels de projets, des possibilités de changement (de résistance au changement).
La société vertueuse produit, facilite l’émergence et défend les individus vertueux, leurs idées et leurs actes. La société pervertie produit, facilite l’émergence et défend les individus corrompus, leurs idées et leurs actes. La société joue le rôle de terreau fertile, de pépinière, de facilitateur, d’amplificateur du bien ou du mal porté à titre individuel. L’individu à son tour peut porter les idées et l’éthique de la société pour les développer, les affiner et les conceptualiser jusqu’à en devenir le modèle par excellence. Cet individu peut aussi porter les idées contraires à sa société et tenter de changer ce qu’il veut changer dans la société en apportant sa vision personnelle, sa dynamique autonome, sa force de conviction.
L’environnement de la société et de l’individu est en quelque sorte l’ensemble des conditions matérielles et immatérielles, de progrès ou de régression, d’ouverture ou d’autarcie, de servitude ou de libération, de guerre ou de paix, de sécurité ou d’insécurité. L’environnement joue un rôle d’opposant ou d’adjuvant dans le cheminement d’une société vers sa dynamique ou son inertie, vers son salut ou vers sa perdition. L’intensité, l’étendue et la durée du rapport de force entre l’opposant et l’auxiliaire va aboutir à une dialectique qui remet en cause la stabilité du système et le pousser à bouger dans un sens et une direction imposés par la ligne de rupture.
En l’absence de dialectique nous assistons à une crise dont le dénouement sera lent, complexe et incertain. Lorsque l’individu agit sur la société la poussant à agir sur son environnement, la crise se résout et permet l’émergence des élites qui conduisent le changement. Lorsque l’environnement impose sa loi à la société et celle-ci brime ses intelligences alors la vertu et le progrès se perdent. Entre ses deux cas il y a plusieurs combinaisons dont celle de l’immobilisme et du blocage donnant l’apparence d’un insenséisme et d’une absurdité difficile à imaginer et sur lesquels il y a très peu de visées pour anticiper ou de leviers pour agir. Les phénomènes peuvent devenir plus complexes et plus désespérant lorsque l’individu devient un instrument de dislocation de la société. L’environnement peut fabriquer de fausses élites et les imposer comme modèles d’inspiration. L’artifice consiste à cultiver le sensationnel, la médiocrité et surtout le mimétisme qui aliène et transforme la collectivité humaine en un troupeau de proies insouciantes et de prédateurs cupides et inassouvis.
Entre la société et l’individu il y a donc des interactions qui peuvent aller à la convergence ou à la divergence. Au sens propre et figuré nous assistons à une sorte de magnétisme entre la société et les individus à fort potentiel. La force magnétique sociale et les forces magnétiques individuelles peuvent s’ajouter ou peuvent s’opposer. S’il y a opposition il y aura fatalement une rupture en faveur de l’aimant qui a la plus grande force indépendamment de sa taille et de sa position. La force la plus faible va donc s’aligner sur le champ le plus fort et ajouter son intensité à la sienne tout en en s’orientant dans le même sens et sur la même direction. Les forces individuelles dispersées, de faible intensité et de sens imprécis ne peuvent devenir une alternative au champ social ni sa dynamique de changement ou de résistance. La seule issue pour conserver son autonomie de sens et d’orientation est de garder une bonne distance du champ social et des forces qui le composent.
Il y a donc une confrontation entre le vrai et le faux et une interaction à la fois entre les composantes du juste et de l’injuste et leurs composantes internes. Ce sont toutes ces logiques qu’il faut tenter de comprendre avant d’agir et de devenir une partie prenante dans un système ou dans son opposition. Le croyant ne se définit pas pour servir ou se servir de ce système comme un opportuniste en quête de réussite sociale ou de succès mondain, mais pour réaliser son salut et celui des hommes avec qui il partage le temps et l’espace de vie.
Dans cette quête de salut qui passe par la remise en cause du système du mal et son remplacement par le bien, le bon, le juste, le vrai et le beau nous avons l’enseignement des Prophètes, des réformateurs et des civilisateurs. Ils interviennent comme une réponse providentielle qui vient ouvrir les horizons et sauter les étapes afin d’empêcher le chaos sinon faire reprendre le cheminement de l’humanité après qu’elle ait gouté au châtiment divin. La réponse providentielle ne vient pas du néant, elle répond à une nécessité historique qui donne le primat aux peuples les plus « progressistes » ou les plus « vertueux », à une logique de préservation de l’espèce humaine. Souvent elle vient conforter l’attente du changement. Les Prophètes étaient attendus comme réformateurs, les uns se succédant aux autres. Dans un processus « normal » ou dans une situation exceptionnelle l’individu reste le moteur réel du changement par sa dimension psychologique, idéique et actanciel. La lucidité, le courage, la compétence, l’organisation et l’engagement des élites donnent de la consistance et de l’orientation aux initiatives sociales si et seulement si elles représentent la culture et la religion qui façonnent la mentalité collective, les souffrances et les attentes du peuple. Ces élites ne peuvent rien apporter en termes de force de changement si elles ne sont pas investies dans la pédagogie qui éveille les consciences humaines et si elles-mêmes elles ne sont pas le fruit de la pédagogie prophétique.
La Société potentialise et accompagne les individus fédérés en moteur en apportant l’énergie, les organes de transmission et de direction ainsi que les freins, les accélérateurs et les différentiels du mouvement. Parfois c’est la société qui devient le moteur, l’individu joue alors le rôle de carte de navigation ou de bougie d’allumage qui produit l’étincelle qui met en marche le démarreur. Quel que soit son rôle, l’individu est toujours présent et actif dans l’effort social ainsi que dans l’environnement. En dernière instance c’est l’individu qui porte le changement :
{Allah ne change point en la situation d’un peuple tant que celui-ci ne change pas ce qui est en lui} Coran
Le processus de changement n’est pas le monopole de l’État ou d’un parti qui exerce sa tutelle idéologique et politique sur un peuple mis en situation d’infantilisme et d’inaptitude. Les politiques et les idéologues du changement ont pour vocation de manager le changement et de communiquer sur l’accompagnement social, économique et culturel du changement qui doit être l’affaire du peuple. Pris dans ses routines et ses préoccupations, le peuple peut être assisté pédagogiquement à se poser les questions sur le changement : pourquoi changer, sans changement que va-t-il se passer, s’il y a changement il se fera dans quel cadre, avec quelles limites, dans quel contexte et pour quelles attentes, quelles sont les représentations du monde qui doivent changer pour avoir prise sur la réalité et avoir sens de la vérité. La démarche citoyenne est une philosophie de vie en commun par le partage des responsabilités et la promotion de l’initiative individuelle. Les rentiers et les empressés de pouvoir vont trouver que le peuple n’a pas les compétences de « philosopher ». Mais en vérité le changement commence par le renoncement à l’exclusion et à l’ordre établi : il faut débattre et seul le débat ouvert, permanent et récurrent va cristalliser la problématique du changement et imposer tant le cadre organique que l’organisation thématique et les étapes du changement.
L’intellectuel n’a pas d’autre vocation que de manager le changement c’est-à-dire de communiquer les idées relatives au changement et d’exprimer les synthèses. C’est aux citoyens de fournir la matière à penser et de donner suite aux idées produites. C’est à eux de changer leur comportement et d’imposer de nouveaux comportements. L’intellectuel et le politique n’ont pas d’autre vocation que de fournir des modèles construits sur l’expérience et les attentes du peuple ou des modèles à expérimenter par le peuple si ce peuple consent à choisir ces modèles. La vocation de l’intellectuel n’est pas de demander le départ de tel gouvernant au profit de tel autre, mais de dire la vérité telle qu’il la conçoit grâce justement à sa capacité d’abstraction qui lui permet d’embrasser la complexité, l’étendue et les conséquences d’un phénomène. Le politicien n’a pas pour vocation de prendre le pouvoir afin de satisfaire sa soif de pouvoir ou de manger du pain, mais de conseiller les membres de la cité (polis) pour que leurs intérêts publics soient sauvegardés et leur prospérité étendue au plus grand nombre, en mieux et de façon plus durable et plus équitable.
Dans un système fermé et vicié par la corruption et la répression, il est difficile de manager le changement. Il n’est pas demandé aux gens de jouer le rôle de provocateurs anarchistes ou de tribuns saltimbanques dans les foires électorales, mais de parler-vrai dans les limites de ses possibilités.
Les expériences de changement dans le monde arabe ont montré la vanité des élites qui s’empressent de reconduire les schémas du parti unique, les modes de pensée archaïques d’une littérature musulmane produite par la décadence, et les importations de modèles occidentaux sans leurs référents idéologiques et civilisationnels comme si les idées et les organisations sociales pouvaient s’apparenter à l’importation au rabais des produits de cosmétique.
L’intellectuel peut consentir, par incompétence ou par absence de scrupules, à jouer le rôle de l’intellectuel organique au service d’un appareil, de l’idiot utile qui relaie la désinformation et la servitude, de l’interlocuteur valide qui donne crédibilité au maitre et aux vassaux, du godillot qui approuve et vote sans réfléchir sur les conséquences de son acte, du brasseur de vent qui crée de la diversion et de la confusion. Dans ces cas la société n’a plus de référents moraux, intellectuels et esthétiques pour se positionner dans un environnement hostile, et alors l’environnement agressif et conquérant ne trouve plus de résistance pour s’opposer à sa nuisance.
Lorsque l’intellectuel change et fait changer le rapport de l’homme commun au savoir, au croire, au devoir, au vouloir, au pouvoir, à l’avoir et à l’acte alors il se donne les moyens de vaincre l’inertie et permet à la mentalité collective de produire les agents de sa transformation sociale en produisant et en mutualisant les richesses, les idées et les élites. Ce sont ces richesses, ces hommes et ces idées qui vont agir sur l’environnement et en faire un agent de développement ou de coopération lorsqu’il est favorable ou compatible sinon en faire un champ de luttes idéologiques (de représentations) lorsqu’il est défavorable ou incompatible.
L’individu en tant que sujet moteur ou objet frein, la société en tant que possibilité ou impossibilité psychologique et sociale, l’environnement en tant que conditions favorables ou défavorables au changement peuvent devenir une inertie positive, une inertie négative ou un immobilisme contre nature. Ces trois forces agissantes dans l’histoire peuvent donc être des forces de progrès, de régression ou de blocage selon leur mode de combinaison et de cohérence ou d’incohérence.
Le marxisme occulte ces trois forces en se focalisant uniquement sur le matérialisme historique qui donne primat à la lutte des classes, à l’économie et à la politique. Le libre-échange, autre forme de matérialisme, fait de la matière et du marché des dogmes et des idoles qui autorisent la destruction de l’homme et l’émergence du profit comme vérité absolue. Le religieux se focalise sur la morale et lorsqu’il entre dans le champ politique il entre en reprenant à son compte les appareils du marxisme et du libre-échange en leur ajoutant l’affabulation importée des autres civilisations à qui il donne l’étiquette d’islamique. L’islamiste est hélas non seulement inculte politiquement, mais trop sectaire, trop partisan, trop ignorant, trop dispersé pour saisir la globalité et les interactions de l’environnement favorable ou hostile au changement. Au lieu de proposer des solutions, il devient problématique dans le champ politique et social.
Le matérialisme occidental importé comme contrefaçon civilisationnelle qui corrompt nos désirs et nos pensées ignore la mystique de l’histoire. Dieu intervient dans l’histoire d’une manière qui accélère, ralentit ou détourne les dynamiques de l’individu, de la société et de l’environnement :
{Ne dis jamais à propos d’une affaire : « je ferais ceci ou cela » à moins que Dieu ne le veuille. Et proclame [la grandeur] de ton Dieu si tu oublies et dis : « j’espère que Dieu me guidera vers ce qui est le plus sensé »} Coran
La lucidité, l’esprit de sens, l’esprit de justesse sont une faveur et une miséricorde que Dieu accorde aux hommes à titre d’individus, de société ou d’environnement pour que l’histoire s’accomplisse au bénéfice des réformateurs et au détriment des corrompus même si cet accomplissement nous parait long, compliqué ou invisible lorsque nous le regardons à l’échelle individuelle :
{Il fait descendre du ciel une eau, alors des vallées coulent à sa mesure, et le flux porte de l’écume agitée. Et, de ce qu’ils mettent sur le feu, aspirant à un bijou ou un ustensile, de l’écume pareille ! Ainsi, Allah différencie le faux et le vrai. Quant à l’écume, elle est réduite à rien, mais quant à ce qui est utile aux hommes, il demeure sur la terre. Ainsi Allah Fournit les paraboles.} Coran
Partout dans le monde arabe s’élève la question sur la formation de l’intellectuel et son absence comme s’il pouvait sortir d’une manière spontanée, ex nihilo, ou porter d’une manière intrinsèque la vocation messianique. Il est, à l’instar du général, du policier, du douanier et du gouvernant arabe le produit de son environnement. Des cas exceptionnels existent, mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Lorsque l’environnement est stérile, la pensée est stérile. Inversement une pensée stérile lorsqu’elle s’impose comme norme finit par désertifier l’environnement. C’est une spirale infernale de fossilisation. Saint-Exupéry a intelligemment répondu : « Dans la vie, il n’y a pas de solutions ; il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent. » Le changement véritable commencera donc lorsque gens du commun et intellectuels, gouvernants et gouvernés, ne vivent plus comme des rentiers dans un casino où chacun espère la chance et attend la solution au gré des dominos ou de la roulette, mais comme des responsables qui mobilisent ce qu’ils trouvent comme parole, argent, idée, cadre organique, hommes, histoire, religion et autres ressources à fabriquer de l’énergie où puiser et des forces à mettre en mouvement.
Chaque individu est un virtuel d’intellectualité et un potentiel de changement si les conditions de sa réalisation sont réunies. La première condition est de redonner à cet homme le droit de s’exprimer sur le changement qu’il attend. L’homme qui n’exerce pas son devoir de s’interroger sur le sens de son existence n’a pas de droits, mais une rente d’assisté. La compétence de changer c’est d’abord et avant tout la compétence, c’est-à-dire la légitimité ou la reconnaissance sociale, de penser librement au changement, de prendre le courage de nager loin des rentes et des privilèges, de refuser ce qui porte préjudice à sa dignité humaine et qui insulte son intelligence. Il ne s’agit pas d’une démarche programmatique ni d’un rassemblement partisan, mais d’une quête vers l’humanité que Dieu a déposé en nous et qui se manifeste dans notre capacité spirituelle par laquelle on produit du sens et on donne de la valeur à l’existence. Chaque homme porte en lui la capacité de changer et qu’il veuille ou non il change ainsi que son environnement. Sa responsabilité est de donner un sens positif ou négatif au changement ainsi qu’une intensité et une amplitude. C’est à la société vivante de donner légitimité ou non à la capacité de changement pour en faire une compétence reconnue. Ce ne sont pas des subtilités de langage, mais des nuances de comportement individuel et social. Ces nuances échappent à la classe politique et médiatique des « civilisés » de l’Occident comme ils échappent à ceux qui sont en voie de sur sous-développement. C’est Umberto Eco, décédé cette semaine, qui l’a dit il y a quelques années déjà :
« une civilisation démocratique ne se sauvera que si elle fait du langage de l’image une provocation à la réflexion et non une invite à l’hypnose ».
L’art n’est plus réception esthétique et critique, la philosophie n’est plus concept explicatif du monde au service de l’homme, la religion n’est plus humilité, la politique n’est plus quête du bonheur de la cité, la quête n’est plus sur le salut de l’homme. La fascination et l’hypnose font obstacle à la réflexion et à l’émotion.
Dans le prochain article, inchaallah, nous approfondirons ces nuances en abordant le rapport entre la parabole coranique sur l’arbre et l’intellectuel au service de la vérité.
Omar MAZRI, auteur et écrivain
Source : De la compétence du changement