Malgré la force et la brutalité de la répression que subissent les manifestants en Libye, tout porte à croire que les jours de Kadhafi au pouvoir sont comptés. Et tout aussi inquiétant que les événements qui secouent ce pays voisin, le spectre d’une guerre civile à nos frontières est pris très au sérieux.
Oui, la Libye n’est ni la Tunisie ni l’Egypte. Si les présidents déchus de ces deux républiques ont rapidement laissé tomber la répression pour tenter de s’accrocher au pouvoir via des artifices politiques, le pouvoir en Libye tente aujourd’hui de ne rien concéder à la revendication populaire. Aux appels à de profonds changements politiques, il apporte la réponse la plus violente ayant jamais eu lieu, dépassant en deux jours seulement les bilans des événements en Egypte, au Bahreïn et au Yémen réunis.
Hier, Mme Navy Pillay, Haut commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, a exigé l’ouverture d’une «enquête internationale indépendante» sur les violences qui embrasent le pays. Mme Pillay a, du même souffle, exhorté le régime de Mouammar Kadhafi à mettre un terme aux «graves violations des droits de l’Homme» commises par les autorités du pays. Dans un communiqué, Mme Pillay se dit «extrêmement inquiète» de la situation et appelle la communauté internationale à s’unir pour condamner les exactions commises par le régime Kadhafi. «La brutalité avec laquelle les autorités libyennes et leurs mercenaires tireraient à balles réelles sur des manifestants pacifiques est inadmissible (…). La communauté internationale doit prendre des engagements sans équivoque pour s’assurer que justice sera faite pour les milliers de victimes de la répression», écrit Mme Pillay dans un communiqué.
Selon les médias, des habitants rapportent que des avions ont bombardé les foules et tiré des rafales pour disperser les manifestants. Lundi dernier, le fils du président Kadhafi, Seif al Islam, a assuré que ce sont des dépôts d’armes qui étaient visés par l’aviation. Quelques heures plus tard, des pilotes de chasse libyens ont posé leurs appareils à Malte, expliquant qu’ils refusaient de tirer sur les manifestants.
Black-out sur les médias et Internet
D’autres témoins parlent de massacres d’hommes et de femmes par des individus armés qui tirent de manière aveugle en banlieue de Tripoli, la capitale.
Bien entendu, la télévision d’État a démenti ces informations en les qualifiant de «rumeurs et de mensonges qui font partie d’une guerre psychologique». Et, pour la première fois depuis le début de la contestation, le colonel Kadhafi a fait, lundi dernier, une très brève apparition à la télévision en niant qu’il ait fui au Venezuela. A l’égard de cette situation confuse, tant le pays demeure derrière un rideau de fer, et où Internet et téléphones sont coupés, beaucoup de capitales s’inquiètent sur le devenir de ce pays, qui risque de basculer, au contraire de la Tunisie et de l’Egypte, au-delà du point de non retour vers la guerre civile.
La plus éloquente des réactions est venue de Washington où un porte-parole de la Maison-Blanche a indiqué que «les autorités américaines analysaient le discours que Seif al-Islam Kadhafi», prononcé dimanche soir à la télévision nationale, «pour voir quelles possibilités de réformes sérieuses il comporte ainsi que les risques réels d’une menace de guerre civile». En attendant, les États-Unis ont ordonné lundi le départ de Libye de leur personnel diplomatique «non essentiel», en raison des violences en cours dans ce pays, a annoncé le département d’État. Seif al-Islam Kadhafi, pour rappel, a déclaré que le pays ne résisterait pas à l’effondrement du régime et que, contrairement aux autres pays arabes, la société libyenne est composée de tribus dont seul le pouvoir central maintenait la cohésion, dans un contexte d’un haut degré d’armement de la population civile.
Selon le porte-parole du gouvernement, François Baroin, Paris «se dit très préoccupée par la situation en Libye et mettra tout en œuvre sur le plan diplomatique pour éviter la guerre civile». Le fils de Kadhafi a mis en avant la nature de la Jamahirya, dont la population est composée de «comités populaires autonomes». Il a aussi posé la question de savoir qui va produire et distribuer le pétrole, provenant majoritairement des provinces situées géographiquement au cœur du pays, en cas d’entreprises sécessionnistes ou séparatistes.
Des ressources naturelles qui aiguisent les appétits
Si les régimes totalitaires ont pour discours traditionnel la fameuse formule de «moi ou le chaos», l’intensité de la violence qui secoue la Libye et la structure de la politique intérieure de ce pays méritent cela dit qu’une attention sérieuse soit prêtée aux avertissements de Seif al-Islam Kadhafi.
Dans ce pays riche en ressources pour une population de moins de 7 millions d’habitants, tout le pouvoir est concentré depuis 1977 entre les mains du Guide de la révolution, auquel sont adjoints, formellement, 16 représentants du Congrès général du peuple, qui représente l’Assemblée nationale. Le pays comprend 22 chaâbyates (départements), suivant un découpage constamment modifié suivant les conjonctures politiques et les élus sont désignés par les congrès populaires. C’est un système propre à la Libye que Kadhafi, parvenu au pouvoir en 1969, voulait révolutionnaire et populaire. Mais, après 42 ans de pouvoir sans alternance et avec la perspective d’une succession planifiée au profit de son fils, présenté comme un réformateur, il va de soi que la démocratie en Libye est très en retard. Autre retard, dans ce pays où le revenu annuel par habitant atteint la moyenne de 14 000 dollars, l’absence d’infrastructures et le peu de développement industriel et économique qui tire le niveau de vie vers le bas. Sans être un état policier, avec une totale liberté de circulation, des restrictions existent cependant au plan politique au nom de la souveraineté populaire.
A l’intérieur du pays, le fait est connu, ce sont les structures tribales qui déterminent le rapport de la population au pouvoir central. Ce qui ne peut être autrement, puisque la révolution libyenne, dans son idéologie telle que mise en œuvre par son leader, a retardé la construction de l’Etat libyen. Ce dernier n’est pas une République (djoumhouria), mais une Jamahirya, un néologisme sur lequel s’attarde longtemps de «Livre vert», avec tout ce que cela implique comme déficit en institutions et en relais entre la société et l’autorité centrale personnifiée par le colonel Kadhafi. En sacralisant cette forme de pouvoir populaire, le régime libyen interdit en même temps toute appartenance ou implication dans une autre forme d’organisation que les cadres préétablis. Ce qui explique aujourd’hui la faiblesse de l’opposition, sa sous-organisation et son absence dans ces événements, contrairement à la société civile en Tunisie ou en Libye. Des analystes parlent donc d’une insurrection populaire et des informations évoquent des villes entières qui échappent désormais au contrôle de Tripoli, notamment à l’est du pays.
A Benghazi, des milliers d’habitants sont sortis fêter «leur indépendance», brandissant l’ancien drapeau de la Libye, avant celui entièrement vert instauré par Kadhafi.
En attendant, ce dont accouchera la réunion, prévue hier soir, du Conseil de sécurité de l’ONU «pour discuter de cette crise», et la réunion d’urgence de la Ligue arabe qui se réveille enfin, il faut savoir que l’Égypte a renforcé sa présence militaire à la frontière avec la Libye et se prépare à accueillir des blessés et ses ressortissants qui fuient le pays et que les pays européens accélèrent le rapatriement de leurs ressortissants…
Nabil Benali