« J’exagère à peine en disant que les musulmans et les Arabes font l’objet d’une couverture médiatique, de débats et d’études qui les présentent essentiellement soit comme des fournisseurs de pétrole soit comme des terroristes potentiels. Les particularités de ce monde, la densité de sa population, le caractère passionnel de la vie arabo-musulmane, autant d’éléments qui n’ont guère pénétré la conscience de ceux dont la profession est d’analyser le monde musulman. Tout ce que ces experts nous proposent, c’est une série limitée de caricatures grossières, réductrices, qui visent, entre autres choses, à préparer le terrain avant une opération militaire. »
Edward W. Saïd, « L’islam dans les médias ».
L’entreprise récente d’intoxication médiatique autour de Mehdi Nemmouche, menée notamment par le quotidien Libération[1], visait-elle à préparer l’opinion à une participation de la France à l’intervention militaire contre l’Etat Islamique (EI) ? C’est la question que posait cette semaine, dans une tribune très bien documentée, le journaliste Hicham Hamza[2].
L’annonce faite ce jeudi par Barack Obama de frappes aériennes, cette fois par une coalition internationale menée par les Etats-Unis et à laquelle participera la France, vient bien entendu confirmer cette idée. Sauf que cette nouvelle croisade antiterroriste viendra à son tour renforcer les dispositifs sécuritaires, et évincer un peu plus les musulman-e-s de l’espace politique.
Chaque conflit armé dans un pays musulman, chaque « fait divers » mettant en cause des musulman-e-s, est en effet soigneusement utilisé pour alimenter les mesures répressives à l’encontre de l’ensemble des musulman-e-s qui vivent en Europe et aux Etats-Unis. Décryptage de cette « mise en histoires » du « terrorisme islamique » et du profilage racial qu’elle vient renforcer.
« Jihad »
Ressassé tout au long des quatre pages que Libération a consacrées ce lundi à Mehdi Nemmouche, le terme « Jihad[3] » offre aux journalistes et politiques qui l’emploient « l’avantage à la fois de n’avoir rien à justifier et de donner une justification à n’importe quoi[4] ». Un terme fourre-tout, à la plasticité étonnante, qu’aucun journaliste ne prend jamais soin d’expliciter.
Car malgré la présence de millions de musulman-e-s sur le sol français, dont certain-e-s installé-e-s depuis un siècle ; malgré l’importance des contacts entre la France et les sociétés musulmanes ; et malgré toutes les recherches et études effectuées ou traduites en France sur les questions de théologie islamique[5], journalistes et politiques continuent à afficher fièrement une ignorance crasse à propos du concept de « Jihad », constamment associé au terrorisme et à la violence.
A tel point que le terme est en passe de désigner une infraction pénale[6] – on parle parfois de « jihadistes présumés » – et finit par recouvrir dans l’opinion une réalité tangible. Edward Said nous rappelait que cela était possible parce que l’orientalisme – matrice idéologique principale de l’islamophobie – est au fond une forme extrême de réalisme, qui
« Consiste en une manière habituelle de traiter de questions, d’objets, de qualités et de régions supposés orientaux : ceux qui l’emploient vont désigner, nommer, indiquer, fixer ce dont ils parlent d’un terme ou d’une expression. On considère alors que ce terme ou cette expression a acquis une certaine réalité, ou, tout simplement, est la réalité[7] ».
Une réalité que l’on vient paradoxalement décrire à travers une somme impressionnante d’approximations. Libération cite ainsi des « sources proches du dossier », ou parfois même « certaines sources », et relaie les « suppositions » de « professionnels du contre-terrorisme ». Comme souvent, aucune rigueur intellectuelle n’est de mise lorsqu’il s’agit du traitement médiatique des musulman-e-s.
Les « experts » habituels – de l’ancien juge antiterroriste au spécialiste autoproclamé du « Moyen-Orient » et de l’ « Islam radical » – écument les plateaux télé et signent des tribunes alarmistes pour parachever l’entreprise d’intoxication massive. « Si vous avez du mal avec la qualité, essayez la quantité » disait le camarade Staline.
Des cinq prières au terrorisme
« Il faisait les cinq prières par jour, portait la barbe et la djellaba. Il n’avait pas la télévision en cellule, car ce n’était ‟pas bien” », déclare à Libération un représentant syndical de l’Administration Pénitentiaire à propos du séjour de M. Nemmouche à la maison d’arrêt de Toulon-la-Farlède. « Il s’illustre par son prosélytisme extrémiste, fréquentant un groupe de détenus islamistes radicaux et faisant appel à la prière collective en promenade » explique pour sa part un procureur de Paris.
Sans surprise, l’« islamisation » en prison de Mehdi Nemmouche est présentée comme étant la clé de compréhension du basculement de ce jeune roubaisien dans le « terrorisme » (jusqu’ici, Mehdi Nemmouche n’a pas été déclaré coupable des faits qui lui sont reprochés). Même son avocate arabe (elle s’appelle Soulifa Badaoui), qui l’a suivi en 2010-2011, y va de son petit commentaire[8].
Par un travestissement total de la réalité, les prisons françaises ne sont plus ces étouffoirs surpeuplés, où l’on peut y envoyer n’importe qui pour « outrage et rébellion ». Ces mouroirs ou les conditions d’incarcération sont telles, que beaucoup deviennent fous, et que les taux de suicide battent des records. Ces abattoirs où nos frères et tant d’autres meurent sous les coups de matons jamais condamnés, de Jamel Ghermaoui en 2011 à Nanterre, à Sofiane Mostefaoui en 2013 à la prison de Lyon-Corbas, rahimahoum Allah.
Le storytelling islamophobe enveloppe ainsi la réalité d’un « filet narratif qui filtre les perceptions et stimule les émotions utiles ». Il « met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles[9]. » Dans ces conditions, une partie significative de la population française en vient à croire que la prison est un repaire de terroristes en puissance, en partance pour la Syrie, le Mali, l’Irak ou l’Afghanistan, et contre qui on peut déverser une violence aveugle.
L’autoproclamé « Etat Islamique »
Né du chaos engendré par la dévastation puis l’occupation de l’Irak par une coalition anglo-américaine à partir de 2003, l’Etat Islamique (anciennement Tawhid al-Jihad, puis Etat islamique en Irak, puis État islamique en Irak et au Levant) s’est très tôt distingué par son sectarisme, sa virulence anti-chiite, et son incapacité à travailler sur le long terme avec les autres organisations de la résistance en Irak[10].
Mais comme beaucoup d’autres groupes armés, il n’aurait pu voir le jour sans la dislocation totale de l’Etat irakien, ramené au XIXème siècle par deux invasions sous pavillon états-unien, plus d’une décennie d’un embargo meurtrier, l’occupation du pays et sa mise en coupe réglée sous le régime fantoche et grossièrement pro-chiite de Nouri el-Maliki.
Ce sont bien l’incroyable instabilité créée dans la région, le mécontentement de nombreux Irakiens envers un gouvernement central incapable de leur fournir les services et installations de base, qui ont favorisé l’essor de l’Etat Islamique. Longtemps minoritaire parmi les groupes qui combattent le gouvernement central, il a bénéficié très tôt d’une exposition médiatique disproportionnée[11].
Incapables d’offrir la moindre grille d’analyse du drame que vivent les populations irakiennes et syriennes, les médias dominants européens préparent l’opinion à une nouvelle opération militaire, en focalisant son attention sur les décapitations spectaculaires de l’EI, sa rhétorique sectaire et franchement grossière, et ses menaces constantes envers un Occident « mécréant ».
Des éléments qui en font un excellent client pour les experts, journalistes et politiques pressés, trop heureux d’y trouver là un concentré de tous les clichés véhiculés sur la région et les musulman-e-s.
De la Syrie à la chasse aux musulman-e-s en France
Tout le battage médiatique sur les « filières jihadistes » en partance ou de retour de Syrie, est d’une incroyable hypocrisie. D’abord parce que le principal vecteur d’instabilité au « Moyen-Orient » reste de loin l’ingérence occidentale dans les affaires de cette région, et pas seulement à travers l’intervention de troupes dites « régulières », mais aussi par l’usage massif du mercenariat.
Ensuite, parce que des centaines de Français de confession juive choisissent chaque année de rejoindre l’armée israélienne pour l’aider à maintenir les Palestinien-ne-s sous le joug colonial[12].
C’est que l’insistance sur l’Etat Islamique et les « filières jihadistes » en Syrie, la « mise en histoires » de parcours tels ceux de Mehdi Nemmouche, servent avant tout au renforcement de mesures de profilage racial contre les musulman-e-s.
Peu après l’arrestation de M. Nemmouche à Marseille en mai dernier, un député UMP du Rhône avait par exemple proposé qu’un « délit de mise en danger sociale » soit créé, permettant de signaler les musulman-e-s qui changeraient subitement de comportement. Dans le même sens, il a été question de la création d’un numéro vert pour dénoncer là aussi les comportements suspects des musulman-e-s.
Plus récemment encore, l’actuel ministre de l’Intérieur a proposé un « plan anti-Jihad », qui passe par un renforcement de l’arsenal législatif « antiterroriste[13] », à travers notamment la création d’une nouvelle incrimination, celle grotesque d’appartenance à une « entreprise individuelle à caractère terroriste ».
La loi prévoit également une interdiction de sortie du territoire pour certains ressortissants (musulmans), et le renforcement de la répression contre les associations ou sites qui feraient l’« apologie d’action terroriste et d’incitation », qualifications suffisamment larges pour couvrir n’importe quel abus, et dont les membres d’Ana-Muslim ont déjà fait les frais.
La logique raciste et sécuritaire à l’œuvre dans ce type de mesures, participe bien entendu de la construction de la figure du musulman potentiellement « terroriste », contre lequel une terreur juste peut être déversée. Aucune mesure de ce type n’avait par exemple été prise aux Etats-Unis après que Timothy McVeigh ait fait sauter un immeuble à Oklahoma City, tuant 168 personnes[14]. De même qu’il ne serait venu à l’idée de personne de soupçonner Richard Durne, auteur de la tuerie du conseil municipal de Nanterre en 2002, d’appartenir à une « entreprise individuelle à caractère terroriste ».
L’insistance et la focalisation permanentes sur la religion musulmane, encouragent de facto les actes et mesures islamophobes : des sœurs sont agressées dans la rue ou les transports, de nombreux musulmans sont licenciés ou exclus des métiers dits « sensibles » (aéroports, secteur du nucléaire, etc.), et la pratique même de l’Islam est rendue de plus en plus suspecte.
Quand il est question dans les médias de l’Etat Islamique, du « Jihad » ou de Mehdi Nemmouche, c’est bien de nous qu’il s’agit.
Nous n’avons d’autre choix que de nous organiser, et d’agir collectivement pour défendre nos droits et libertés ici, et ceux de nos frères et sœurs de Palestine, de Syrie et d’Irak, là-bas.
Rafik Chekkat – www.etatdexeption.net
Marseille, le 13 septembre, 2014.
[1] Libération, lundi 08 septembre 2014.
[2] Hicham Hamza, Projet d’attentat de Nemmouche : un mensonge pour justifier l’intervention de la France contre l’État islamique ?, Panamza, 08 septembre 2014.
[3] On retrouve sous la plume de la journaliste Patricia Tourancheau, les termes et expressions « Jihad », « jihadistes » « jihadistes de l’Etat islamique », « Jihad global », « jihadistes occidentaux », « jihadiste armé », « nom de Jihad », « basses œuvres jihadistes », « jihadiste du nord de l’Hexagone ».
[4] Djamel Labidi, L’Etat guerrier, Le Quotidien d’Oran.
[5] Sadek Sellam, La France et ses musulmans, Un siècle de politique musulmane 1895-2005, Fayard, 2006.
[6] Rafik Chekkat et Youssef Girard, Islamophobie et « antiterrorisme » : le « jihad », nouvelle infraction pénale?, Etat d’Exception.fr.
[7] Edward W. Saïd, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 2005, p. 90.
[8] « Il n’[était] apparemment pas quelqu’un de religieux. Ni de prés, ni de loin. Par exemple, il ne [parsemait] même pas sa conservation d’expressions comme ‟Inch Allah”. Il ne [parlait] pas de politique, ni de l’actualité. Il voulait s’en sortir. » Libération, lundi 08 septembre 2014.
[9] Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2008, p. 17.
[10] Abdullah al Andalusi, L’EIIL en Irak : prise d’assaut ou simple pion ?, Etat d’Exception.fr.
[11] Abdullah al Andalusi affirme ainsi que : « L’attention médiatique disproportionnée envers l’EIIL, par opposition à la plupart des autres groupes qui luttent contre l’oppression du gouvernement central irakien, est notable et significative. La cause des opprimés irakiens musulmans du nord et de l’ouest a été minimisée, laissant délibérément la seule grille d’analyse valide comme étant celle des « terroristes itinérants de l’EIIL ». Cela a été commodément utilisé à la fois par le régime irakien et par les Etats-Unis. Bien sûr, Bachar al-Assad a également abattu la « carte du terrorisme » avec grand succès dans les médias, pour diaboliser l’opposition syrienne en Syrie. »
[12] Voir notamment sur ce thème, L’armée israélienne utilise la grande synagogue de Paris comme base de recrutement, Panamza, 23 mai 2014.
[13] Laurent Borredon et Damien Leloup, Comment les lois antiterroristes vont être alourdies, Le Monde.fr, 08 juillet 2014. Voir aussi sur l’historique de l’arsenal répressif antiterroriste, Claude Guillon, La terrorisation démocratique, Ed. Libertalia, 2009.
[14] « Les autorités américaines n’ont pas arrêté, puis détenu, plus de Blancs, après que Timothy McVeigh eut fait exploser des immeubles à Oklahoma City […]. Dans des cas comme ceux-là, les Blancs demeurent donc des individus, tandis que les Arabes et les Musulmans sont considérés comme formant un groupe, caractérisé par la violence qui habite chacun de ses membres », in Sherene H. Razack, La chasse aux Musulmans, Evincer les Musulmans de l’espace politique, Lux Editeur, 2011, p. 67.