Pour la philosophe et essayiste Anne-Sophie Chazaud, l’élection présidentielle américaine, marquée par des allégations de fraudes et des censures médiatiques, renvoie la double image d’un pays divisé et d’une démocratie en piteux état. L’élection présidentielle américaine a toujours suscité l’intérêt et la curiosité du monde entier. Elle a pris cette année une tournure de mauvais scénario hollywoodien, renvoyant l’image d’une démocratie malade et d’une société très profondément fracturée.
Rappelons que le vote par correspondance fut du reste aboli en France précisément pour lutter contre la fraude électorale.
Le système électoral américain en tant que tel n’est pas à remettre en cause, quand bien même certains points semblent interroger en matière de pratiques, notamment la question du vote par correspondance et l’absence de réel contrôle de cette procédure, ouvrant évidemment la voie à toutes les manipulations possibles, qu’il s’agisse de fraudes réelles ou de fraudes supposées (car possibles). Rappelons que le vote par correspondance fut du reste aboli en France précisément pour lutter contre la fraude électorale, et l’on ne voit donc guère pourquoi certaines causes produiraient des effets différents d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique…
Revenons toutefois sur la manière dont les choses se déroulent depuis quelques jours.
Le président en exercice, Donald Trump, à qui les sondeurs, les médias mainstream, le milieu du showbiz au quasi grand complet, le monde intellectuel, universitaire et culturel, promettaient une cuisante déroute sous forme de mystérieuse «vague bleue», s’est en réalité retrouvé au coude-à-coude avec le candidat démocrate le soir de l’élection. C’est dire la résilience de ce vote et, surtout, de la partie du peuple qu’il incarne. Un peuple traité de «deplorable» par Hillary Clinton, méprisé par beaucoup, considéré comme globalement inculte, haineux, raciste, sexiste et stupide.
Un peuple aussi que l’on avait un peu tôt réduit à quelque appartenance ethnique supposée (mâle blanc), alors même que les statistiques démontrent que les femmes, les latinos (notamment cubains) et les noirs n’ont pas spécialement boudé le vote pro-Trump, préférant considérer les questions économiques aux grandes envolées de morale, de bons sentiments et autres délires sociétalistes désormais très haut perchés. Rappelons par exemple qu’à l’occasion de cette élection, au cours de laquelle les électeurs des différents Etats étaient appelés à se prononcer également sur d’autres questions, ce sont les républicains de Floride qui ont voté pour le relèvement des bas salaires, tandis que les Californiens à l’âme si généreuse, so cool, refusaient par référendum, entre un smoothie bio et une séance de yoga feng-shui, de consolider le statut précaire des travailleurs de l’ubérisation.
Le petit peuple méprisé a donc confirmé son existence, son droit à être visible et entendu, et il s’est d’ailleurs déplacé physiquement, n’a pas voté par correspondance, en dépit de tout ce qui a été entrepris depuis le vote de 2016 pour tenter de le faire rentrer dans le rang d’une mondialisation (économique, idéologique et morale) qu’il refuse, malgré tout ce qui a été entrepris pour lui faire honte, le disqualifier et le faire taire.
Donald Trump est accusé par les belles âmes depuis le soir des élections 2020 d’en contester la légitimité parce qu’il évoque les soupçons lourds de fraude, notamment liée au vote par correspondance, tandis que des témoignages pour le moins accablants remontent (grâce aux réseaux sociaux), laissant penser que l’on est face à un phénomène pour le moins étrange au plan démocratique.
Le président en exercice, parfaitement conscient de ces possibilités de tricherie, en a fait part le soir même des élections, après que Joe Biden s’est empressé de prendre la parole dans un discours de quasi victoire, semblant confiant en l’intervention de quelque Deus ex machina qui viendrait opportunément lui servir la victoire et les ajustements nécessaires.
Le président a donc immédiatement contre-attaqué. Cela lui a valu l’habituel procès en populisme, désinformation et complotisme, curieusement déployé par ceux-là mêmes qui n’ont pas hésité à voir la main de Poutine à tous les coins de rues américaines pendant quatre ans. Cela lui vaut aussi l’accusation de vouloir délégitimer le processus électoral.
Pourtant, si l’on regarde bien comment les choses se sont déroulées depuis quatre ans, c’est bien l’élection régulière de Donald Trump qui a fait l’objet d’un constant procès en illégitimité, et qui a été contestée de manière parfaitement antidémocratique par tous les moyens possibles par des adversaires politiques n’ayant jamais accepté leur défaite : grotesque procédure d’impeachment, accusations permanentes d’intrusions russes, insurrections de rue encouragées par les belles âmes à l’occasion notamment du mouvement Black Lives Matter, plongeant sans scrupule le pays au bord de la guerre civile, tirs de batterie constants de la part de la plupart des médias partisans et militants.
Voici donc tous les preux chevaliers de la chasse aux fake news subitement incapables de faire autre chose que de censurer plutôt que d’aller faire leur travail
Partageant la même vision mondialiste, libre-échangiste et militante au plan sociétal, la gouvernance des grandes entreprises du web n’a également pas cessé d’intervenir dans le débat public et politique, s’invitant directement au rang de prescripteur d’opinion et de grand inquisiteur. Ainsi, de nombreux tweets du président en exercice ont régulièrement fait l’objet de censures de la part de Twitter qui n’aura pas ménagé sa peine dans ce constant procès en délégitimation. Le soir même des élections, un tweet de Donald Trump évoquant la question de la fraude était ainsi supprimé.
Une allocution du chef de l’Etat était jeudi soir (5 novembre) purement et simplement coupée par de nombreuses chaînes de télévision qui la diffusaient en direct, pour la même raison, considérant qu’évoquer une fraude relevait de la désinformation.
Voici donc tous les preux chevaliers de la chasse aux fake news subitement incapables de faire autre chose que de censurer plutôt que d’aller faire leur travail : en l’occurrence, aller vérifier sur le terrain, recouper toutes les informations troublantes qui sautent aux yeux de n’importe quel observateur doté d’un cerveau normal. Bref, faire un vrai travail de journalisme. Sans doute parce qu’il ne s’agit justement pas de journalisme, mais simplement de faire passer des messages idéologiquement corrects visant à reprendre le pouvoir par tous les moyens. La déontologie et le sérieux journalistiques attendront.
Le pouvoir médiatique s’est donc intronisé lui-même en maître-censeur aux yeux du monde entier, ne se rendant même pas compte qu’il entérinait, ce faisant, les soupçons et le discours trumpiste, « populiste », dans sa méfiance réitérée à l’encontre des médias mainstream. Avec des ennemis comme ceux-là, Trump n’a pas besoin d’amis pour asseoir ses propos…
Avec ce nouvel épisode, c’est toute la social-démocratie occidentale qui témoigne de son mauvais état. Elle démontre aussi que les tenants du libre-échangisme, adversaires de l’idée de frontières, de nations, de souveraineté des peuples (y compris économique, rappelons que Donald Trump a excellé à rapatrier au sens propre de nombreuses entreprises qui avaient été délocalisées, se souciant davantage du sort des classes populaires de son pays que des élucubrations sociétales portant obsessionnellement sur les questions de sexe et de couleurs de peau…), que ces tenants du libre-échangisme sont donc prêts à tout pour s’emparer ou reprendre un pouvoir qu’ils considèrent comme leur revenant de droit.
Cette partition est la même qui avait conduit à ne pas vouloir accepter, de la part d’élites boboïsées, le vote britannique en faveur du Brexit. En France, le même ver de la sécession des élites est dans le même fruit depuis le péché originel du piétinement du «non» au référendum de 2005 contre le Traité constitutionnel européen et son contournement par la trahison parlementaire du Traité de Lisbonne.
De la même façon, l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron a été rendue possible, on le sait, grâce au raid médiatico-juidiciaire permettant d’une part la disqualification expresse de son principal concurrent en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et grâce au ralliement caricatural de la quasi-totalité des médias («faites ce que vous voulez, mais votez Macron !»). Lorsque le peuple rendu invisible a tenté, en se revêtant de jaune fluo, de se rappeler au bon souvenir de ce pouvoir conquis de façon douteuse (ce qui ne veut pas dire illégale), on sait la répression de masse dont il a été l’objet. On sait aussi ce qu’il arrive aux médias qui ne rentrent pas, d’une manière ou d’une autre dans le rang, et RT France n’est pas si mal placée pour le savoir… Les techniques de déréférencement du web, de suppressions de comptes, de censures de certains messages ou informations, d’enfouissement, bref d’invisibilisation, font désormais partie du paysage et chacun a appris désormais à les contourner habilement.
Ce qui demeurera amusant dans toute cette affaire américaine est la curieuse disparition des pulsions permanentes de «fact-checking» des «journalistes» qui n’ont de cesse de brandir habituellement cet argument alors que, pour une fois, il y aurait matière à aller enquêter sur ces très lourds soupçons de fraude.
Bref, de nombreux médias ont démontré qu’ils n’étaient plus là pour faire du journalisme ni du travail d’enquête, mais bien pour servir le pouvoir au regard d’une certaine idéologie, et cela par tous les moyens, en particulier par la censure dont normalement la presse était auparavant victime. C’est donc elle qui désormais la pratique ! Il n’est pas certain que cet épisode navrant ne vienne a contrario conforter le camp qualifié de «populiste», et il sera bien difficile de lui expliquer doctement qu’il se trompe.
Anne-Sophie Chazaud
Philosophe et essayiste, elle vient de publier Liberté d’inexpression, nouvelles formes de la censure contemporaine aux Éditions de l’Artilleur.